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mes mémoires

Sylvio Corbeil décachète la petite enveloppe qui contient le sujet et canevas du discours et lit :

Pendant que l’Angleterre et la France se faisaient la guerre à propos de la Succession d’Autriche, les puritains de la Nouvelle-Angleterre conçurent l’audacieux projet de s’emparer de Louisbourg et du Cap-Breton. En janvier 1745, Shirley, gouverneur du Massachusetts, proposa à la cour générale une expédition exclusivement coloniale contre la forteresse française. Comme l’Assemblée hésitait, un puritain se leva pour appuyer la motion de Shirley. Il s’agissait de promouvoir les intérêts des colonies, d’humilier le nom français, et surtout de combattre une religion exécrée, le papisme. Faire son discours.

On a bien entendu. Des petits rhétoriciens catholiques et canadiens-français invités à traiter un tel sujet ! Nous échangeons un regard. Le professeur, interdit lui-même, attend notre réaction. Ma décision est tôt prise. Je quitte la classe suivi de tous mes camarades, sauf un. Et je cours à la gare prendre le train en partance. De cet incident, je garderai longtemps un souvenir amer. Et quand il me reviendra plus tard, j’y verrai un terrible document sur l’état d’esprit d’une génération. Certes, à cette époque de 1897, les sujets de composition littéraire ne manquaient pas. Sans sourciller, l’on nous faisait discourir sur tout le champ de l’Histoire universelle, établir des parallèles entre Charlemagne et Othon le Grand, César et Annibal, Louis XIV et Napoléon. En quel esprit avait donc pu germer l’idée biscornue d’inciter des petits Québecois, pour un prix à gagner, — le prix du Prince de Galles, il est vrai, — à requérir l’expulsion de la France du continent et à dénoncer une « religion exécrée », le papisme. Vers 1920, pour démontrer jusqu’à quel degré d’inconscience peut descendre un peuple sans tradition historique et qui en est venu là — par un enseignement défectueux ou inexistant de l’histoire nationale en ses collèges et universités — je citerai ce canevas de 1897 pour discours de rhétoricien. Je vois encore la surprise scandalisée, les remous de stupeur dans mes auditoires. Pour un peu, on croirait que j’invente. J’y reviendrai en 1922, lors d’une polémique autour de l’un de mes petits romans, L’appel de la Race, et pour écrire cette fois :

Certes, nous nous garderons de rien exagérer. Nous ne voulons pas tirer d’un fait douloureux comme celui-là, des conclusions