Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/51

Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
premier volume 1878-1915

débrouille mieux en version grecque qu’en version latine. Mon professeur de Versification, M. Nepveu, prend plaisir à me faire réciter par cœur, après chaque classe de latin ou de grec, les 25 ou 30 lignes traduites pendant l’heure. Exercices de virtuosité plutôt discutables et qui ne m’avancent pas à grand-chose. La mémoire des mots ! C’est Chateaubriand qui a écrit, je pense : « la mémoire est souvent la qualité de la sottise ; elle appartient généralement aux esprits lourds qu’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. »

Heureusement mes plus vifs soucis se portent ailleurs. Je vise plus haut. Un espoir, une ambition m’obsède : écrire. Saurai-je jamais écrire ? Naïvement je me figure parfois porter en ma tête, des idées ou pensées étrangères à tous mes camarades ; et ces idées, il m’arrive de les habiller d’une forme que je crois merveilleuse. Pour forcer le destin, je m’acharne dans tous les exercices préparatoires alors en vogue à Sainte-Thérèse. Exercices non recommandés par nos maîtres, mais passés en tradition parmi les collégiens, d’une génération à l’autre, qui se les transmettaient comme recettes infaillibles. J’apprends par cœur l’Athalie de Racine ; je transcris la tragédie je ne sais combien de fois. Je pastiche du Veuillot, des pages du Journal et des Lettres d’Eugénie de Guérin, surtout, hélas, le Télémaque de Fénelon. Ce livre-là, c’était comme l’enchanteur, le livre mystérieux, plein d’irrésistibles sortilèges. Qui se mettait à son école devenait immanquablement écrivain. J’ai lu aussi et pastiché, en mes jeunes années, les Caractères de La Bruyère, prix reçu en Versification. Je le lis, sans trop le goûter cette première fois. Mais c’est alors mon habitude de lire par raison plutôt que par goût, tant j’avais foi en la société des maîtres. Tout de même, comment ne pas songer avec un peu de mélancolie que, nous autres, petits collégiens d’avant 1900, eussions pu être autre chose, un peu mieux dirigés et avec d’autres lectures. Qui sait ? Quand je me retourne aujourd’hui vers ces lointaines années, années d’enfance, années de collège, ce dont je souffre le plus cruellement, c’est d’avoir manqué de livres et de vrais maîtres. Des maîtres, je n’en ai trouvé que dans mes livres.