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aussi, chaque jour, la sensation lancinante de s’éloigner effroyablement de son pays, cinq cents, six cents milles par jour. Je note une courte relâche aux Açores, îlots portugais qui, avec leurs petites maisons blanches, font penser à des battures où se seraient arrêtés, pour se reposer, des bandes de grands oiseaux de mer. Je note aussi un arrêt et une visite à Gibraltar, dans les souterrains de la forteresse anglaise, révélation concrète de la puissance partout embusquée de l’Empire anglais, mais puissance qui, pour s’éparpiller sur trop de lieux du monde, finit par se donner trop de points névralgiques. Et c’est la traversée de la Méditerranée, la Grande Bleue, mare nostrum, réveil enchanté de mes souvenirs classiques, afflux de spectres de la mythologie ; près de la Sardaigne, ébats d’une troupe de dauphins dans le cristal azuré et qui font penser aux nymphes et naïades du temps d’Homère et de Virgile. Enfin le quatorzième matin, arrivée dans un port, le soleil à peine levé. Réveil en musique. Je regarde par le hublot. Des artistes enguenillés nous jouent leurs plus beaux airs, et pour recevoir nos sous, tendent à l’envers de vieux parapluies. De la mer monte une senteur d’eau croupissante. À l’entour d’un golfe se dressent des silhouettes de châteaux luxueux, de pins parasols. C’est Naples. Premier choc d’un monde nouveau si différent de celui que je viens de quitter. Profusion d’art à tous les pas ; profusion aussi de souvenirs historiques : ruines de Pompéi, cône fumant du Vésuve. Puis, autre choc, lorsque le pied à peine mis à terre, j’apercevrai cette bande de gueux faméliques, en haillons, accourus, pressés, deux cents, trois cents peut-être, dans l’espoir d’attraper quelques sous de ces voyageurs mystérieux venus de la lointaine Amérique ; marche lente, pénible, trouée plutôt que marche, aidés de la police, entre ces haies de malheureux malaisément contenus et qui, même muets, crient leur misère par leur maigreur, leurs yeux brillants de fièvre ; enfin entrée laborieuse dans les édifices des douanes : portes qui se referment sur nous et dressent comme une barricade entre un monde d’infortune et l’autre, le nôtre. Puis encore, le soir, sur un grand boulevard, au bord du golfe cette grande fille nu-pieds qui s’attache à nos talons et qui lamentablement, sollicite à nous lasser quelques « soldis » ; et, quelques pas plus loin, cette enfant, dans l’obscurité, collée au rez-de-chaussée d’un grand hôtel, vis-à-vis une fenêtre illuminée d’un cinquième ou sixième étage et qui, dans l’espoir d’en faire tomber quelque