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homme et des Associés de Notre-Dame, Jeanne Mance repasse les mers. Pour ce coup, elle obtient « en partie par ses instances », reconnaît Faillon, l’acte de mutation qui passe l’œuvre aux Messieurs de Saint-Sulpice. Dernier acte sauveur.

Telle est la vie active, toujours en alerte, de l’humble Champenoise. Ce rappel des grands événements ne doit pas nous faire oublier les tracas de la vie quotidienne : la fondation et l’administration d’un hôpital en un milieu colonial, l’extrême indigence de toutes choses, les épreuves toujours renouvelées, les angoisses d’une guerre sans fin, le risque de la capture, de la mort terrifiante au poteau iroquois.

Entre toutes les épreuves, je ne sais néanmoins si la plus cruelle, pour les fondateurs de Ville-Marie, ne fut pas la désillusion que leur ménageait leur entreprise. Il y a pire chose, nous le savons tous, que les obstacles, les traverses dans les œuvres ; il y a l’appréhension de l’avortement, la conscience par trop acquise et lancinante de l’inévitable faillite. Des hommes et des femmes de France avaient conçu l’un des plus beaux rêves qu’une élite coloniale ait jamais portés en son esprit. Dès les premières années, et l’on peut dire jusqu’à leur mort, Ville-Marie prit figure, pour ses fondateurs, d’un échec éclatant, inéluctable. Elle ne serait ni la ville-missionnaire ni l’école de civilisation pour lesquelles on avait tout sacrifié. Elle serait le poste entouré d’un cercle de feu et de sang, le bastion avancé de la Nouvelle-France. Position asphyxiante qui nous explique l’explosion de jeunesse téméraire, ou, si l’on préfère, le coup de tête chevaleresque de Dollard pour briser le cercle infernal. Position ruineuse où s’engouffreraient les finances des Associés de Notre-Dame ; position périlleuse, véritable épouvantail d’où s’écarteraient les nations indiennes, emportant avec elles le rêve mort-né de l’école de civilisation et de la cité missionnaire.