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étoffe humaine. Mais celui ou celle-là, qui, en montant à bord des voiliers, accepte tous les risques de l’émigrant, tous les risques du pays nouveau, y compris le risque de la torture iroquoise, et pour la seule fin de donner sa vie aux autres, l’offrir aux pauvres, à Dieu, ces hommes ou ces femmes, de quelle étoffe les penserons-nous ? Le Père Le Jeune, qui connaissait un peu la vie canadienne et qui, en dépouillant son courrier à Québec, apprenait les désirs, les projets éclos dans les cloîtres de France pour les missions du Canada, écrivait justement : « La nature n’a point de souffles si sacrés qui puissent allumer ces brasiers ; ces flammes proviennent d’un feu tout divin. » Et le géant Dollier de Casson, qui savait, lui aussi, ce qu’on pouvait alors souffrir en Nouvelle-France, écrira de l’étonnante décision de Mlle Mance : « À vrai dire, il fallait que ce fût une personne toute de grâce pour venir alors dans ce pays si éloigné, si sauvage, si incommode. »

La passion de l’absolu, on la pourrait retracer, en l’émigrante de 1641, jusque dans sa vocation d’infirmière ou d’hospitalière. Aimer le prochain n’est pas toujours un devoir héroïque. Les amoureux en savent quelque chose. L’aimer dans les pauvres, surtout dans les malades, êtres humains plus ou moins disgraciés, plus ou moins en décomposition, c’est l’aimer toujours et sans doute, comme une figure du Christ, mais comme une figure divine embrouillée, dont la beauté peut échapper à notre myopie spirituelle. Disons-le, à la gloire de toutes les hospitalières, aimer les malades, les servir fraternellement, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, requiert une charité au-dessus de l’ordinaire. L’amour des pauvres, des infirmes, des déshérités de la vie est quelque chose de proprement chrétien. Et s’il est vrai que le propre de l’amour humain, c’est de borner les âmes à elles-mêmes, de les replier sur leurs frontières, le propre de l’amour chrétien, c’est de les projeter hors de ce monde,