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décrets providentiels. Dieu étant infaillible, ses délégués partageaient son omniscience et son omnipotence. Discuter leurs ordres était un sacrilège ; aussi, aux temps de foi, l’autorité était-elle autant respectée que crainte, sans que les pires turpitudes qu’elle commettait semblassent porter atteinte à son prestige.

Mais l’évolution humaine accomplissait, lentement, insensiblement, mais sûrement son travail de critique. La Divinité fut mise en doute, et, du coup, la légitimité de l’autorité, en tant qu’essence divine, sombra sous la critique. Le résultat fut la chute de la royauté de droit divin, l’avènement au pouvoir de la classe moyenne, la bourgeoisie.

Celle-ci, en s’installant au pouvoir, apportait, pour s’y consolider, une théorie nouvelle sur l’autorité. L’entité-Dieu ayant perdu de son poids, on créa l’entité-nation, qui devait, par la suite, se transformer en l’entité-société. La loi ne fut plus de volonté divine, mais volonté nationale. Pour donner à la force matérielle, dont elle venait de s’emparer, la force morale sans laquelle il n’est pas de durée, la bourgeoisie invoqua la volonté de tous, pour coerciser la volonté individuelle.

Le Parlement royal qui, lui aussi, avait toujours cherché à étendre ses prérogatives en empiétant sur celles de l’autorité royale, était une machine excellente, toute trouvée, pour devenir le clergé de la nouvelle religion. On l’épura, il fut plus étroitement rattaché à l’État ; on rogna son indépendance. Payé par l’État, recruté par l’État, il fut complètement asservi, mais, pour son crédit, il fallait sauver les apparences, et lui donner un semblant de liberté : on décréta les magistrats inamovibles ! Seulement, comme l’avancement dépendait toujours du maître, on juge de ce que pouvait valoir cette pseudo-indépendance.

Tant que l’on a cru à la légitimité de la loi des majorités, aux nécessités sociales primant les nécessités individuelles, les lois que la bourgeoisie utilisa ou fit décréter, dans son intérêt, furent subies par la masse. Si l’on murmurait lorsqu’elles pesaient trop sur l’individu, on les excusait en invoquant l’intérêt général, et la « Volonté Nationale » remplaça avantageusement la « Volonté Divine » comme moyen de gouvernement.

La magistrature devint un pouvoir formidable ; ce fut elle qui recueillit la succession de l’autorité de droit divin décapitée sur la place de la Révolution ; elle disposa, à son gré, de la vie et de la liberté des citoyens, n’ayant à en rendre compte qu’à elle-même. Les lettres de cachet de l’ancien régime furent avantageusement remplacées par le « mandat d’amener » ; avec cette différence que la lettre de cachet ne s’appliquait, généralement, qu’aux personnes influentes, et que le « mandat d’amener » ne se décerne que contre la plèbe, que, moins on est influent, plus durement on en subit les effets. Le dernier des robins est devenu l’égal des anciens potentats, sa signature apposée au bas d’un imprimé suffit pour plonger, dans une cellule, qui lui déplaît, pour la durée qu’il lui plaît.

La Révolution de 89 déplaça le pouvoir, mais se garda bien d’y porter atteinte. Ceux qui se trouvaient au milieu furent placés dessus, mais ceux qui étaient dessous y restèrent et la machine continua à les broyer sans qu’ils pussent y apercevoir aucun changement, si ce n’est dans la forme et les formules.

Ce serait, en effet, trop dire que d’avancer qu’il n’y eut aucun changement. Au lieu d’invoquer la volonté royale et son bon plaisir, on parla « au nom du peuple ». Pour les châtier, pour les plier à l’obéissance, on ne les fit plus agenouiller devant le roi, devant le prêtre, devant le seigneur, personnages bien tangibles, ce fut devant des entités qu’on les prosterna :