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inexpérience, Tcherkesoff put échapper un temps au regard critique du contremaître. Il finit cependant par « avoir son sac ». Mais on était en pleine saison. Il passa à un autre chantier, ayant déjà un peu plus de savoir-faire. Et, de chantier en chantier, il finit par devenir un ouvrier passable.

Un jour, Jeallot arriva chez moi avec un camarade allemand du nom de Grün, que j’avais connu dans les groupes. C’était un garçon assez renfermé, il était sculpteur sur bois.

Jeallot me raconta qu’un arrêté d’expulsion avait été pris contre ce camarade, et me demanda si je voulais le cacher quelque temps.

Comme il suffisait qu’un étranger fréquentât un groupe anarchiste, pour qu’il fût aussitôt expulsé, je n’en fus pas trop surpris. J’acceptai donc de lui donner asile.

Le lendemain matin, il me demanda d’aller lui chercher une demi-douzaine de journaux qu’il se mit à parcourir. Tous relataient l’assassinat d’une fille galante qu’un de ses clients de passage avait égorgée.

Le lendemain, je dus donc lui apporter quantité de journaux. Cela commença à me paraître suspect. Le troisième jour, je n’avais plus aucun doute. Le meurtrier c’était Grün.

J’avoue que je me sentis passablement mal à l’aise. J’avais envisagé, sans le moindre remords, de faire sauter les députés, voire le préfet de police, d’enlever une caisse de l’État, mais me trouver mêlé à cette histoire de meurtre, accompli de parti pris, avec un sang-froid assez révoltant, n’avait rien qui pût me charmer, et en moi-même j’envoyais Jeallot — et son protégé — au diable.

Mes craintes furent loin d’être calmées lorsqu’un jour une voisine qui habitait le rez-de-chaussée, avec laquelle je m’étais attardé à causer, me fit cette réflexion : « Mais, dites-donc ? c’est un rouquin, votre camarade. Pourquoi donc a-t-il essayé de se teindre les cheveux ? »

Pris au dépourvu, je ne sais plus quelle explication je donnai, mais je m’empressai de rapporter ma conversation à Grün. Je fus fort soulagé lorsqu’il m’apprit qu’il