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NE CRACHEZ PAS DANS LE PUITS,

sait si lestement, entre deux cigares, un conte moral à l’usage de la jeunesse !… Oublier Nini, les turbans de Nini, les raouts excentriques de Nini, les petits billets passionnés de Nini, sur papier à vignettes, empestés de vétiver et cachetés de cire jaune !… Oublier enfin tout ce dont je me souviens si bien, moi, le Juif Errant, moi, le voyageur aventureux, moi, dont elle n’a jamais été…

Cette foudroyante tirade en était là, quand Ernest s’aperçut que son auditoire lui faisait faux bond. Philippe causait à demi-voix avec son voisin, et les deux autres convives imitaient, — non sans une intention marquée, — l’exemple donné par leur amphitryon.

L’orateur, averti par un instinct secret qu’il avait lâché quelque sottise, prit un peu tard le parti de se taire, et couvrit sa retraite en avalant coup sur coup une demi-bouteille de tisane-champagne. Le dîner était fini. On se sépara tristement, sans effusion, sans cordialité, sans regret. Un mur de glace semblait être tombé tout à coup entre ces jeunes gens si affectueux au début. Philippe paraissait en proie à quelque accès d’hypocondrie.

Ernest apprit le soir même ce qu’il eût dû savoir avant le dîner : le mariage de Philippe et de madame Antonia, veuve Fouinard, ornée d’un brillant héritage, lauréat de l’Académie, et protégée par un de nos plus influents députés. Cette audacieuse union s’était accomplie trois mois auparavant, à la grande stupéfaction de beaucoup de gens.

D’abord un peu confus de l’aventure, mais ensuite riant sous cape, Ernest fit un petit paquet des chansons, épigrammes, caricatures, etc., dont il avait été question pen-