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COMME VIENT LE VENT.

l’oncle lui proposa de partir sur un de ces bâtiments pour la mer du Sud. Paul accepta ; c’était sa coutume. Dix à douze mois après, un de ses amis de Paris reçut, par la voie de Valparaiso, une lettre où on lisait entre autres choses : « J’ai vu le pôle Antarctique, où j’ai failli perdre le nez, tant il y faisait froid. Mon trois-mâts flâne dans l’Océan, à la poursuite des baleines qui s’obstinent à ne pas se montrer. La baleine est un mythe ; quant aux cachalots, on n’en voit plus que dans les dictionnaires d’histoire naturelle. Nous avons relâché aux îles Marquises, où j’ai mangé à table d’hôte de l’épagneul en salmis ; c’est fort bon. Je comprends maintenant pourquoi Dieu a donné le Kings Charles à l’homme… Dans ce pays-ci les sauvagesses font la sieste une moitié du jour, et lisent la Bible après. Durant cette première moitié, elles oublient ce qu’elles ont appris pendant l’autre… Je suis vêtu de peau comme Robinson Crusoe ; si je n’avais pas un oncle, je m’abandonnerais dans une île déserte pour mettre le roman en action ; il y a justement à bord un nègre qui me servirait de Vendredi… »

Après dix-huit mois de navigation, Paul revint au Hâvre, où il apprit que son ami du Brésil était mort du vomito-negro, non sans l’avoir institué son légataire universel. La sucrerie, les comptoirs et les marchandises valaient bien un million. Paul envoya sa procuration au consul français à Rio-Janeiro, et partit pour Paris après avoir remercié son oncle l’armateur.

La limousine et l’habit de peau avaient fait place au tweed.

— C’est encore Paul ! répétèrent ses amis quand ils le virent sur le boulevard des Italiens. Es-tu riche pour longtemps ?