Page:Grande Encyclopédie XXVI.djvu/678

Cette page n’a pas encore été corrigée

PHILANTIIROPIE

644 —

avant tout bu salut des hommes, le, philosophes pensent uniquement à l’amélioration des conditions de l’existence terrestre ; tandis enfin que le chrétien accepte l’existence de la douleur comme nue lui éternelle el nécessaire et ne s’intéresse qu’aux souffrances particulières, au hasard des rencontres individuelles, l’humanitarisme en recherche les causes ou les remèdes généraux el prétend travailler au bonheur définitif de ions les hommes. Par là l’idée stoïcienne des droits de la personne el de la solidarité bumaine est retrouvée, mais devenue, grâce an christianisme, plus efficace et plus humble, plus ardente et plus profonde. Mais dès lors aussi la philanthropie apparaît comme le principe même de toute une morale.

H. Cette morale philanthropique el humanitaire, qui est celle tlu wiii’ 'siècle, est d’origine anglaise. Pour les uns, comme Bentham, elle sera fondée sur l’intérêt bien entendu, que l’on déclare coïncider toujours avec l’intérêt général ; pour Adam Smith, elle naîtra du mécanisme <]<■ la sympathie ; pour d’autres encore, comme Shaftesbury, Hutcheson ou Hume, Hic aura sa source dans un instinct propre du cour qui DOUS pousse à vouloir le bonheur de l’humanité. Mais, quelle qu’en soit la forme, le bien moral s’y définit toujours comme ce qui est utile au plus grand nombre, et le devoir s’y confond avec la bienveillance el la pitié, avec l’effort désintéressé pour améliorer le sorl de nos semblables. — D’Angleterre, cette philosophie, dégagée de tout mysticisme chrétien et même de toute métaphysique, se répand en France, en Italie, en Amérique, inspire Voltaire, M ontesquie u, Diderot, Rousseau, Beccaria ; elle se confond avec cette « sensibilité» française si facilement émue par toutes les infortunes, publiques ou privées, toujours prête à prendre le parti des faibles contre les oppresseurs et à se réclamer, contre les injustices sociales, de l’égalité et des droits naturels ; elle soutient, en France et partout en Europe, la grande lutte contre toutes les formes du despotisme, ou le grand combat en faveur de la tolérance ; elle anime, en Angleterre, l’éloquence de tous ceux qui prennent parti pour les Américains insurgés ou réclament l’abolition de l’esclavage. Et c’est cette philosophie encore qui triomphe à la fin du siècle, dans le monde des idées, lorsque Kant proclame la valeur imprescriptible et absolue de la personne humaine et en fait une des formules essentielles de la loi morale ; dans le monde des faits, lorsque la Révolution française affirme les droits de l’homme et entreprend de les réaliser dans les institutions.

Notre temps semble encore avoir hérité l’idéal philanthropique des « philosophes », et. au moins pendant toute la première moitié du siècle, il l’adopte sans discussion. Réaliser la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre, et, dans ce calcul, ne se compter soi-même que pour un et rien que pour un, telle est la formule même de l’utilitarisme, de Bentham à Stuart Mill.Le positivisme français, et tout le mouvement d’idées qui aboutit à la révolution de 1818 ne font qu’exalter celte même conception morale, jusqu’à lui donner une forme quasi mystique el religieuse ; et c’est la religion de l’humanité que prétendent fonder Aug. Comte comme Pierre Leroux, les autoritaires comme les socialistes ou les individualistes, sans autre dogme que celui du bonheur général et du progrès, sans autre culte que celui des grands hommes bienfaiteurs de l’espèce humaine. Bien plus, les idées humanitaires passent peu à peu dans les faits et constituent par là comme l’unité de toute l’histoire du siècle, restituant à l’individu tout ce que le XVIII e siècle avait représenté comme ses droits naturels. L’évolutionisme contemporain ne fait enfin que confirmer et interpréter les aspirations politiques de notre temps, lorsqu’il représente le développement des sentiments et des idées altruistes c me la loi nécessaire du progrès humain : tout égoïste d’abord, l’âme humaine s’ouvre peu à peu à des mobiles « egoaltruistes », oii l’idée d’autrui est mêlée aux calculs d’intérêt : et un moment viendra ou triompheront en elle, par I action accumulée de l’habitude et de l’hérédité et sans aucun retour sur loi-même, les sentiments de pore bienveillance et de philanthropie, ou l’homme cherchera le bonheur commun comme naturellement ptH Imdiin t.

— Mais une crise, à la fois philosophique el pratique, *• produit dans révolution des idées humanitaires, lorsqu’elles tendent a se formuler, non plus seulement en principe de morale individuelle, mais en principe économique et social.

(.. Le christianisme tendait a réduire toute philanthropie a la charité, au don purement gratuit : le wui f siècle avait moins répudie que limité dans l’application ce principe : prétendant lutter contre l’oppression de l’homme par l’homme et supprimer les entraves qu’il pouvait rencontrer dans l’organisation politique, il se proposait pour plus haut idéal la libelle : il restait profondément individualiste : de là la distinction des devoirs de justice. qui consistent à reconnaître et a assurera chacun le libre exercice de ses droits naturels, et des devoirs de charité. de la pure philanthropie, qui se manifeste par l’assistance spontanée que nous devons prêter à autrui au nom de la morale sans qu’il puisse nous la réclamer au nom du droit : Kant adopte cette même distinction, et ainsi l’humanitarisme du xvnr siècle peut se développer parallèlement à la doctrine économique du c laisser taire, laisser passer». — Or, à partir surtout de 1*18. un conflit et comme une antinomie radicale se dessine et éclate entre les deux doctrines, entre la notion de la liberté individuelle et celle du bonheur général. Suffit— il de ne pas attenter à la vie ou à la propriété d’autrui. de lui accorder la liberté civile et politique, sans lui donner les moyens d’en user, sans assurer d’une manière positive les conditions du bonheur général ? Autrui n’a-t-il pas le droit de s’élever contre les inégalités acquises ou héritées, contre les restrictions collectives et sociales de ses besoins, autant que contre les restrictions individuelles ? A quoi sert de proclamer le droit théorique de chacun à travailler, à s’enrichir ou à jouir, si par la force des choses il en est empêché ! N’y at-il pas. en même temps qu’un devoir moral pour l’individu, un devoir strict pour la société à rendre heureux tous ses membres ? et n’y a-t-il pas pour chacun un droit au travail, un droit à l’assistance, un droit au bonheur ! D’où le conllit moderne de l’individualisme et du socialisme. Pour les individualistes, le bonheur du plus grand nombre et le progrès résulteront du simple jeu des forces naturelles el des volontés individuelles se tempérant mutuellement, de l’intérêt bien entendu et de l’altruisme spontané, de la loi de l’offre et de la demande el de la charité libre, l’ourles socialistes, au contraire, le bonheur général ne s’obtiendra qu’en contraignant les égolsmes et en limitant les volontés individuelles : la société doit prévenir ou réparer légalement les inégalités et les infortunes humaines.

Pour fonder sa thèse, l’individualisme s’attaque à l’idée même et au sentiment philanthropique. La grande loi de la vie et du progrès, c’est la concurrence, c’est le triomphe des forts aux dépens des faibles, c’est l’élimination des non-valeurs au profil des supériorités. La charité, publique et privée, la première surtout, tend an contraire à conserver tout ce qu’aurait sacrifie la loi de nature : et par là. selon Spencer, elle perpétue les maux qu’elle prétend soulager, et en infecte le corps social tout entier. Secourir l’infirme, le vicieux, le criminel, qui, dans la saine lutte pour la vie. auraient disparu, c’est leur permettre de se reproduire, d’agir par l’exemple ou l’hérédité, de multiplier ainsi leurs propres tares parmi leurs contemporains OU leurs descendants. — Bien plus encore. développer la charité, organiser l’assistance, c’est favw iser les pauvres, les paresseux, les malades, c’est donuer une prime au vice ou à la faiblesse, an détriment de la force, de la santé et dn courage. Statistiques en main, les économistes prétendent démontrer les progrès de la mendicité par exemple, proportionnels à ceux de la philanthropie.