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ARISTOTE
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mauvais, la sensation comporte un développement parallèle. Par cela seul qu’un animal est doué de sensation, il est capable de plaisir et de douleur. Quand son activité se déploie sans obstacle, c’est le plaisir ; dans le cas contraire, la douleur. Plaisir et douleur sont, en définitive, chez les êtres qui en sont pleinement capables, des jugement sur la valeur des choses. Les êtres capables de plaisir et de douleur ont, en conséquence, le désir, lequel n’est que la recherche de ce qui est agréable. Ils ont de même les passions. Toutes ces fonctions appartiennent déjà aux animaux, quoiqu’elles ne soient réalisées parfaitement que chez l’homme. L’homme a en outre l’intelligence. Jusqu’ici nous avons assisté à un développement, à un progrès continu : entre l’âme animale et le νοῦς, au contraire, il y a solution de continuité. Le νοῦς est la connaissance des premiers principes. Il n’a pas de naissance, il est éternel. Il est exempt de passivité, il existe en acte. Il n’a pas d’organe. Il ne suit donc pas du développement de la sensation, il vient du dehors et il est séparable. Mais l’intelligence humaine n’est pas seulement ce νοῦς. Elle apprend ; elle connaît les choses périssables, les choses qui peuvent être ainsi ou autrement. Donc le νοῦς, en l’homme, se mélange avec l’âme : il y a une intelligence inférieure intermédiaire entre le νοῦς absolu et l’âme animale. Cette intelligence peut être appelée νοῦς παθητικός, intelligence passive. Ce vous inférieur est sujet, mais non objet ; son objet, ce sont les choses périssables. Il dépend du corps et périt avec lui. De cette intelligence il y a des rudiments chez les bêtes, par exemple, chez les abeilles ; mais elle n’existe pleinement que chez l’homme. Le νοῦς παθητικός a deux sortes de fonctions : des fonctions théoriques et des fonctions pratiques. Considéré au point de vue théorique, le νοῦς παθητικός, à l’origine, n’est νοῦς qu’en puissance. C’est une table rase sur laquelle rien n’est encore écrit. Le νοῦς παθητικός ne pense qu’à l’aide des images, et sous l’influence du νοῦς supérieur. Sous cette influence, il dégage de la sensation le général qui y est contenu, et que la sensation n’atteint que par accident : il se détermine peu à peu grâce à ces essences générales. Mais la science parfaite n’appartient qu’au νοῦς παθητικός ou νοῦς supérieur, lequel procède a priori, en partant des causes. Le νοῦς dans son usage pratique, n’a pas de principes propres : cet usage ne consiste que dans l’application immédiate des idées théoriques. Cette application a lieu de deux manières : 1o  par la production (ποιεῖν) ; 2o  par l’action (πραττεῖν). À propos de l’action, Aristote donne une théorie de la volonté d’où elle procède. La volonté est la combinaison de l’intelligence et du désir. En tant que désir, elle pose des fins à réaliser ; en tant qu’intelligence, elle détermine les moyens qui correspondent à ces fins. Les objets de la volonté sont déterminés par rapport à deux fins principales : le bien et le possible. À l’existence de la volonté est lié le libre arbitre. Dans les êtres sans raison, le désir ne peut naître que de la sensation. Dans l’homme, il peut être engendré soit par la sensation, soit par la raison. Quand il est engendré par la sensation, c’est l’appétit ; quand il est engendré par la raison, c’est la volonté. Entre l’appétit et la volonté se tient le libre arbitre, ou faculté de se déterminer par soi-même. Vertu et vice dépendent de nous ; nous sommes le principe de nos actions. La réalité du libre arbitre est prouvée par l’imputabilité morale, que supposent la législation, la louange et le blâme, l’exhortation et la défense. L’essence du libre arbitre, c’est la spontanéité, et plus précisément cette spontanéité qui est la préférence ; car les enfants et les bêtes ont la spontanéité : l’homme seul est vraiment libre, parce que seul il est capable de choisir.

XX. Morale (Source : Éthique à Nicomaque). — Chez les êtres dépourvus d’intelligence, les fins sont atteintes immédiatement et nécessairement. L’homme a une fin plus relevée, qui ne se réalise pas par le seul jeu des forces naturelles, mais par l’action de sa liberté. Il s’agit de savoir comment il doit organiser sa vie pour réaliser l’idée de l’homme, pour agir suivant son essence propre et non sous l’influence de la nécessité ou du hasard. De là l’idée de la philosophie pratique ou philosophie des choses humaines. Cette philosophie recherche la fin et les moyens de l’activité propre à l’homme. La philosophie pratique comprend trois parties correspondant aux trois sphères d’action qui s’offrent à l’homme. Ces trois parties sont ; l’éthique, ou règle de la vie individuelle ; l’économique, ou règle de la vie de famille ; et la politique, ou règle de la vie sociale. Selon l’ordre chronologique, l’éthique précède l’économique qui précède elle-même la politique. Selon l’ordre de la nature et de la perfection, le rapport est inverse. La politique en effet est l’achèvement de l’économique, qui elle-même détermine l’activité humaine avec plus de précision que l’éthique pure et simple. Nous commencerons par l’éthique ou morale. La morale se divise en morale générale et morale particulière. — 1. Chez Aristote, la morale n’est pas avec la physique dans le même rapport que chez Platon. Le bien n’est pas transcendant ; la nature n’est pas hostile ou purement passive en face de l’idéal. Comme la forme est en puissance dans la matière, ainsi la nature est disposée à la vertu, qui n’est que le développement normal des tendances naturelles. Sans doute nous ne naissons pas vertueux, mais nous tendons à le devenir : la culture et l’art sont l’achèvement de la nature. Il faut d’ailleurs distinguer entre le bien en soi et le bien pour l’homme. Le bien que considère la morale n’est pas le bien en soi, mais seulement le bien dans ses rapports avec la nature humaine. — Qu’est-ce que le bien moral ? Toute action ayant un but, il doit y avoir un but suprême, et ce but suprême ne peut être que le bien supérieur à tous les autres biens, le meilleur. Qu’est-ce que ce meilleur ? On s’accorde généralement à dire que c’est le bonheur, mais on n’est pas d’accord sur la définition du bonheur. Nous devons chercher en quoi il consiste véritablement. Pour tout être vivant le bien consiste dans la perfection ou pleine réalisation de l’activité qui lui est propre. Pour l’homme donc la félicité résidera dans la perfection de l’activité proprement humaine. Tel est le signe distinctif du bonheur véritable. Dès lors on ne peut placer ce bonheur, ni dans la jouissance sensible, qui est commune à l’homme et à l’animal, ni dans le plaisir, lequel n’est pas fin en soi, mais n’est poursuivi qu’en vue du bonheur, ni dans l’honneur, qui n’est pas en notre pouvoir et vient du dehors. Peut-être même la vertu seule ne donne-t-elle pas le bonheur, car on ne saurait appeler heureux un homme vertueux empêché d’agir et accablé de souffrances. Le bonheur consiste dans la constante activité de nos facultés proprement humaines, c.-à-d. intellectuelles. Le bonheur, c’est l’action guidée par la raison, au sein de circonstances favorables à cette action même. S’il en est ainsi, l’élément constitutif du bonheur est sans doute la vertu ou réalisation de la partie supérieure de notre âme : la vertu remplit à l’égard du bonheur le rôle de forme et de principe. Mais le bonheur a en même temps pour matière ou condition la possession des biens extérieurs : santé, beauté, naissance, fortune, enfants, amis ; encore qu’il soit certain que les plus grands malheurs ne peuvent rendre l’homme vertueux véritablement misérable. Quant au plaisir, considéré comme fin, il n’est pas un élément intégrant du bonheur ; mais, attendu qu’il accompagne naturellement l’action, dont il est le complément, il est intimement lié à la vertu. Il s’ajoute à l’action comme à la jeunesse sa fleur. C’est la conscience de l’activité. La valeur du plaisir se mesure ainsi sur celle de l’activité qu’il accompagne. La vertu porte avec elle une satisfaction spéciale que possède nécessairement l’homme vertueux. Les plaisirs sont admissibles dans la mesure où ils découlent de la vertu ou se concilient avec elle. Quant aux plaisirs grossiers ou violents qui troublent l’âme, ils doivent cire rejetés. En un mot, le plaisir, comme résultat, non connue fin, est présent dans le bonheur. Enfin, le bonheur implique le loisir, qui est une condition de