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ARISTOTE
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difficultés si l’on veut qu’ils existent à part. Quel est alors, par exemple, le rapport des choses aux genres ? Un rapport de participation ? mais qu’est-ce que cette participation. Et puis, combien y aura-t-il de genres substantiels ? Comment l’idée, substance une, peut-elle se retrouver dans une infinité d’individus ? Si l’idée générale est substance, il n’y a pas d’individus, ou il n’y en a qu’un. De plus, le général ne peut être principe et substance, parce qu’il est destitué de force, parce qu’il ne peut être en soi. Le général est toujours un attribut : la substance, au contraire, est sujet et chose existant à part. Certes, donc, le général seul est objet de science, mais la substance ne peut être qu’individuelle. De là toutefois naît une difficulté. Si, d’une part, toute science porte sur le général, et si, d’autre part, la substance ne peut être que quelque chose d’individuel, comment y aura-t-il une science de la substance ? Notre théorie n’aboutit-elle pas à ce résultat : une science dont l’objet n’est pas, un être qui ne peut être objet de science ? Pour résoudre cette difficulté, il nous faut élargir la notion de la science. Toute science ne porte pas sur le général ; mais la science a deux modes, deux degrés. Il y a la science en puissance et la science en acte. La science en puissance a pour objet le général, mais il n’en est pas de même de la science en acte : celle-ci a pour objet l’être parfaitement déterminé, l’individu. Dans cette doctrine se trouve l’idée maîtresse de l’aristotélisme Le général n’est pas adéquat à l’être : il n’en est que la matière. Déterminé par un côté, il est, par un autre, indéterminé : tout type général peut être réalisé de diverses manières. Un être réel, une substance, est un être achevé qui, sous tous les rapports, est ceci et non cela : partant dans un être réel il y a quelque chose de plus que dans n’importe quelle idée générale. Toute la science du général n’arriverait pas à construire l’individualité de Socrate. Deux choses sont en dehors de cette science abstraite : les accidents parce qu’ils sont au dessous, les individus parce qu’ils sont au dessus. La connaissance des individus s’obtient par une intuition, laquelle immédiatement saisit l’unité substantielle qu’on ne pourrait déduire. Cette irréductibilité de l’individuel au général se retrouvera dans toutes les parties de la philosophie d’Aristote. En vertu de ce principe, la spéculation abstraite sera impuissante à nous faire connaître la nature ; l’expérience y sera nécessaire. Et, dans l’ordre moral, les lois seront insuffisantes à faire régner la justice ; il y faudra joindre le magistrat chargé d’appliquer judicieusement les règles générales à la diversité infinie des cas individuels.

Quels sont les principes de l’être ? L’être qui nous est donné est soumis au devenir. Or, le devenir, en tant qu’il existe, suppose des principes non engendrés : il faut nécessairement s’arrêter dans la régression causale quand il s’agit de trouver les éléments intégrants de l’existence actuelle. Quels sont les principes requis pour l’explication du devenir ? Ces principes sont au nombre de quatre : 1o une matière ou substrat, théâtre du changement, c.-à-d. de la substitution d’une manière d’être à une autre ; 2o une forme ou détermination ; 3o une cause motrice ; 4o un but. Ainsi les principes d’une maison sont : le bois comme matière, l’idée de la maison comme forme, l’architecte comme cause motrice, et la maison à réaliser comme but. Ces quatre principes se ramènent à deux : la matière et la forme. En effet, la cause motrice n’est que la forme dans un sujet déjà réalisé ; ainsi la cause motrice de la maison, c’est l’idée de la maison en tant que conçue par l’architecte. Et la cause finale n’est encore que la forme, car la cause finale de iliaque chose, c’est la perfection ou forme vers laquelle elle tend. — La matière et la forme sont donc en définitive les deux principes non engendrés nécessaires et suffisants pour expliquer le devenir. La matière est le substrat. Elle n’est ni ceci ni cela ; elle peut devenir ceci ou cela. La forme est ce qui fait de la matière une chose déterminée (τόδε τι) et réelle. Elle est la perfection, l’activité, l’âme de la chose. Le mot forme a, chez Aristote, un tout autre sens que chez nous. Ainsi, une main sculptée a, dans le langage d’Aristote, la figure non la forme d’une main, parce qu’elle ne peut accomplir les fonctions propres à la main. Il y a une échelle d’existences depuis la matière infime qui n’a aucune forme jusqu’à la forme suprême qui est sans matière. La matière infime n’existe pas. La forme sans matière est en dehors de la nature. Tous les êtres de la nature sont des composés de matière et de forme. L’opposition de la matière et de la forme est relative. Ce qui est matière à un point de vue est forme à un autre. Le bois de charpente est matière par rapport à la maison, forme par rapport au bois non coupé. L’âme est forme à l’égard du corps, matière à l’égard de l’intelligence. Aristote ne s’en tient pas à cette réduction des quatre principes à la matière et à la forme ; il cherche à rapprocher l’un de l’autre ces deux principes mêmes. Pour cela, il les ramène à la puissance et à l’acte. La matière n’est plus une pure réceptivité, comme chez Platon : elle a une disposition à recevoir la forme, elle la désire. La forme n’est plus quelque chose d’hétérogène à la matière ; elle en est l’achèvement naturel. La matière est puissance, et puissance capable de deux contraires déterminés. Le mécanisme logique de la substitution des formes dans une matière inerte se résout ainsi en un dynamisme métaphysique. Dans le passage de la puissance à l’acte, il y a une action interne. Ce n’est plus une juxtaposition ou séparation d’éléments inertes et préexistants ; c’est une création spontanée d’être et de perfection. S’il faut, dit Aristote, une force d’une quantité déterminée pour produire un certain effet, la moitié de cette force, prise isolément, ne produit cet effet à aucun degré. Autrement, étant donné un navire que plusieurs hommes, réunissant leurs forces, mettent en mouvement, m seul homme pourrait déjà imprimer à ce navire une certaine quantité de mouvement, ce qui est contraire à l’expérience. Telle partie qui produit un mouvement dans son union avec le tout, prise isolément et agissant seule devient totalement impuissante. C’est que la partie, à vrai dire, n’existe pas en tant que partie dans ce qui est véritablement un tout : une partie n’existe qu’en puissance dans le tout dont on peut la tirer. Le concept aristotélicien de la puissance et de l’acte est, on le voit, très empirique. Aristote suppose que l’effort d’un seul homme est sans action sur un navire, parce qu’il ignore que le travail qui ne se manifeste pas sous forme de mouvement engendre du moins de la chaleur. Il n’en reste pas moins que la poussée d’un seul homme est effectivement sans effet aucun en ce qui concerne le mouvement de translation. Et, de nos jours même, une école de chimistes, raisonnant à la manière d’Aristote, ne considère pas l’hydrogène et l’oxygène comme existant en acte dans l’eau ; mais, s’en tenant à l’expérience, ces savants disent que l’hydrogène et l’oxygène existent dans l’eau en puissance, en ce sens qu’en soumettant l’eau à telles ou telles conditions on pourra obtenir de l’hydrogène ou de l’oxygène. En résumé, le devenir, selon Aristote, ne dérive, ni de l’être ni du non-être absolus ; il dérive de l’être en puissance, intermédiaire entre l’être et le non-être. — De cet être en puissance ou matière dérive tout ce qui, dans le monde, est indétermination et imperfection. La matière est le principe de la nécessité brute ou άνάγκη, qui est la causalité mécanique et aveugle, par opposition à la cause motrice agissant en vue d’une fin. S’il existe une telle nécessité, c’est que la nature est obligée d’employer, dans ses créations, des causes matérielles. Or la matière, en un sens, résiste à la tonne. C’est pourquoi les créations de la nature sont imparfaites ; il se produit même beaucoup de choses dépourvues de but, par la seule action des forces mécaniques. Ainsi des esclaves, dont on règle, l’action, agissent néanmoins souvent par eux-mêmes, en dehors de la règle. La matière est le principe de la contingence des futurs. En ce qui concerne l’avenir, la position d’une alternative déterminée est seule nécessaire. La réalisation de l’un ou l’autre terme de cette alternative est indéterminée. Delà matière procède le hasard, Sont for-