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elle-même (matérialisme) ; 3o Elle est la seule réalité, tout le reste n’étant qu’apparence ou dérivé d’elle (idéalisme) ; 4o Elle est, comme la matière, la simple manifestation d’un principe supérieur qui est la seule réalité et elle n’a, par conséquent, qu’une existence phénoménale (panthéisme, monisme).

I. On ne peut nier (sans que cela préjuge d’ailleurs rien sur sa valeur) que la doctrine philosophique la plus répandue est celle qui considère l’âme et le corps comme deux choses distinctes. Elle l’est si bien, que les langues, miroir fidèle de l’opinion prédominante, rendent difficile l’exposition exacte de toute autre doctrine. On l’appelle également dualisme, parce qu’elle maintient la dualité fondamentale du corps et de l’âme, et spiritualisme, parce qu’elle considère l’esprit comme une substance ou du moins quelque chose qui existe par soi. Tout le monde connaît les arguments par lesquels les métaphysiciens modernes défendent cette thèse ; il suffira de les rappeler. Ils partent d’une donnée expérimentale : la distinction entre deux groupes de faits, les uns physiques et physiologiques dont l’ensemble constitue l’organisme et qui sont soumis tous à une condition dernière, l’espace, sans laquelle ils ne peuvent être perçus ni imaginés ; les autres psychiques (sensations, sentiments, idées, désirs, volitions) qui ne nous sont jamais donnés comme étendus et dont la seule condition est d’exister ensemble ou successivement dans le temps. Pour le spiritualisme ces deux groupes sont absolument irréductibles l’un à l’autre : d’abord, parce que les phénomènes psychiques ont pour caractère fondamental d’être conscients, or, la conscience est irréductible au mouvement, phénomène dernier auquel la science moderne réduit toutes les propriétés de la matière. Aucune expérience n’a montré que le mouvement puisse se transformer en conscience, comme il se transforme en chaleur, en lumière, en action chimique, etc. À cette raison générale s’en ajoutent d’autres. Nous avons conscience de notre unité et de notre identité, qui n’est que l’unité persistant à travers les variations incessantes de notre vie ; et comme le corps est en état de rénovation continue et qu’il ne vit même qu’à cette condition ; comme il est formé de parties coordonnées entre elles et constituant un tout très complexe, il n’a ni identité, ni véritable unité. L’unité que réclame l’esprit, en effet, est rigoureuse. Penser, c’est lier, c’est unir. L’acte mental le plus simple, comparer, juger, suppose un sujet qui fasse la synthèse de deux termes, et par conséquent un sujet parfaitement un. L’âme se trouve donc avoir pour caractère essentiel l’unité, l’identité, la simplicité, et cette marque qui lui est propre, qui la différencie du corps, est ce qu’on nomme la spiritualité. La plupart des spiritualistes modernes se rattachant à la doctrine émise par Leibnitz font de la force l’essence de l’âme : elle est une cause essentiellement agissante et spontanée et ils la définissent : « Une force libre ayant conscience d’elle-même. » — Mais cette séparation si nette et si tranchée, que le dualisme établit entre l’âme et le corps, lui devient un embarras lorsqu’il s’agit d’expliquer leur union, leur dépendance réciproque, ce que l’on appelle dans la langue courante l’influence du physique sur le moral et du moral sur le physique. Ils sont si bien séparés qu’ils ne peuvent plus se réunir, et on sait que ce problème a donné lieu à plusieurs hypothèses, dont la plus célèbre est l’harmonie préétablie de Leibnitz.

II. Le matérialisme est aussi ancien que la philosophie ; mais, dans l’antiquité, l’état peu avancé des sciences de la nature ne lui a guère permis de sortir de cette assertion vague, que la sensation et la pensée sont des attributs de la matière en général. Dans les temps modernes, le progrès des sciences physiques et biologiques lui a fourni un point d’appui et lui a permis de se préciser. Il se réduit à cette proposition que l’âme n’est qu’un terme collectif pour désigner l’ensemble des phénomènes psychiques et que ceux-ci ne sont qu’une fonction du système nerveux en général et du cerveau en particulier. Pour établir leur thèse, les partisans de cette doctrine font remarquer que, si l’on descend jusqu’aux derniers degrés de l’échelle animale, on voit les premières lueurs de la sensibilité, — les premiers éléments de la vie psychique, — apparaître avec les premiers rudiments du système nerveux ; que, à mesure que l’on remonte dans la série, ce système croit en complexité et en coordination, que le nombre des manifestations psychiques et leur coordination croissent dans la même mesure, jusqu’au moment où, chez l’homme, le cerveau et l’âme atteignent le plus haut degré de développement connu. Partout et toujours, on peut dire : tel système nerveux, telle âme. — Chez l’homme ne voit-on pas l’âme suivre les progrès ou la décadence de l’organisme ? Ébauchée chez le petit enfant, elle atteint peu à peu son développement complet, pour se désorganiser chez le vieillard avec l’usure du cerveau. Comment donc lui attribuer une existence indépendante ? Les maladies fournissent de nouveaux arguments contre le spiritualisme. Sans parler du retentissement que tous les désordres du corps exercent sur l’âme, on sait que les maladies mentales sont en réalité des maladies du cerveau ou de ses annexes. Chaque progrès de la science établit de mieux en mieux cette vérité encore contestée au commencement de notre siècle. Quoique la lésion matérielle qui répond à chaque forme de maladie mentale soit loin d’être établie pour tous les cas, la faute n’en est qu’aux moyens insuffisants d’investigation qui ont été employés jusqu’ici ; en sorte que le spiritualisme ne pourrait invoquer en sa faveur qu’un état d’ignorance momentanée. L’atrophie congénitale ou acquise du cerveau chez l’idiot entraîne la disparition presque complète de l’âme, ou du moins sa réduction à ces formes inférieures qui caractérisent l’animal. À ces arguments de fait, dont nous ne donnons qu’un grossier sommaire, qu’oppose-t-on ? Cette hypothèse, que tout cela doit arriver également, si le corps est l’instrument de l’âme, celle-ci se trouvant desservie, au lieu d’être servie par lui. Mais c’est une règle de bonne logique, « qu’on ne doit pas multiplier les êtres sans nécessité » ; or l’hypothèse de l’âme est inutile, elle n’explique rien, elle doit disparaître comme cette autre entité, « le principe vital », qui a paru si longtemps indispensable aux physiologistes pour expliquer les caractères propres aux êtres vivants, et que, de nos jours, le progrès des sciences a définitivement enterré. — Enfin, l’unité et l’identité dont le spiritualisme se prévaut ne sont pas non plus inexplicables. Le corps, quoiqu’il change perpétuellement, a son identité : la constitution, le tempérament et même la forme extérieure d’un homme conservent quelque chose de permanent sous les changements superficiels. Le corps a aussi son unité, non l’unité chimérique d’un point mathématique qu’on attribue à l’âme, mais l’unité réelle et concrète d’un consensus entre diverses parties. Quant à la conscience, il faut bien reconnaître que c’est un phénomène sui generis, irréductible à tout autre jusqu’à présent, mais il n’y a aucune raison pour l’ériger en entité, en faire une substance, une essence. Quelques savants contemporains (surtout Maudsley), se sont, en effet, attachés à établir que la conscience n’est qu’un phénomène indicateur du travail cérébral qui s’est produit, qu’elle n’est qu’un résultat et non une cause, que l’action nerveuse est l’essentiel, l’état de conscience l’accidentel, et que ce dernier est comparable à l’illumination qu’une machine à vapeur projette dans l’ombre : Cette lumière éclaire la machine, mais ce n’est pas elle qui la fait marcher.

III. L’idéalisme procède comme le matérialisme, mais en sens inverse. Il supprime aussi l’un des deux termes que le dualisme maintenait en présence l’un de l’autre, mais cette fois c’est le corps (la matière en général). L’esprit est la seule réalité ; en dehors de lui il n’y a qu’une réalité apparente ou dérivée. Quoique par l’ensemble de sa doctrine, Descartes doive être classé parmi les dualistes, il est cependant le promoteur de l’idéalisme moderne par son célèbre : « Je pense, donc je suis. » Cet axiome, en effet, pose le fait de la pensée, comme seul immédiat, seul indiscutable, seul intelligible par lui-même ;