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XIX

PARADOXE CRITIQUE
SUR L’HÉROÏSME SANS DÉFAUT



Un héros à l’abri de l’ostracisme d’Athènes n’est pas en Espagne à couvert de la critique : celle-ci l’éloignerait et le proscrirait, comme autrefois, si elle avait un pouvoir égal à son injustice et à sa violence. C’est sur ce caractère de la critique envieuse, que j’établis ce paradoxe, lequel condamne d’abord un grand homme qui ne laisserait rien à reprendre en lui : quelque légère faute échappée à dessein lui est nécessaire pour contenter l’envie, pour repaître la malignité d’autrui ; sans cette adresse, disent les auteurs de cette maxime politique, un mérite le plus universel sera la victime de ces deux passions. L’envie et la malignité sont comme de cruelles Harpies, qui se jettent sur les meilleures choses, lorsqu’elles ne trouvent pas d’autre proie à quoi s’attacher.

Il y a effectivement des âmes si noires, de si mauvais esprits, qu’ils savent défigurer les plus belles qualités, flétrir les vertus les plus pures, pervertir les intentions les plus droites : en un mot corrompre par leurs bouches empoisonnées tout ce qu’ils voient de bon dans les autres est leur unique étude, et le seul art dans lequel ils excellent. Il est donc d’un habile homme de hasarder quelque petite négligence, sur laquelle la mauvaise humeur de ces atrabilaires se puisse exercer : cette négligence dont ils feront une faute monstrueuse est capable de leur donner le change, et de dérober à leur esprit ulcéré l’attention aux choses essen-