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XV

RENOUVELER DE TEMPS EN TEMPS
SA RÉPUTATION



Les premières entreprises en tout métier sont comme des échantillons que l’on montre au public afin qu’il connaisse le fonds, et qu’il en juge. Des progrès étonnants suffisent à peine pour réparer enfin des commencements, qui n’ont été que médiocres : et s’ils ont été mauvais, nul effort n’en peut relever ; on ne fait plus que ramer vainement, dit le proverbe, contre vent et marée. Au contraire, d’heureux commencements sont suivis d’un double avantage, qui est de donner d’abord un grand prix au mérite, et de lui servir après cela, comme de caution et de garantie pour l’avenir. À l’égard de la réputation, le public ne change pas aisément sur l’estime dont il est une fois prévenu ; mais il change encore moins sur les sentiments désavantageux : un mauvais début forme dans l’esprit un préjugé, qui tient presque toujours contre les suites ; il est de la nature du cancer, qu’on ne saurait ôter de l’endroit auquel ce mal s’est attaché ; il est une atteinte aussi opiniâtre à la réputation, et l’on n’en revient jamais bien.

Que la première démarche que l’on fait dans le monde soit donc digne d’applaudissement : comme elle est une décision, ou du moins une très forte présomption pour toutes les autres, il faut tâcher de la marquer par quelque chose de frappant. Un succès commun ne peut pas plus conduire à une réputation extraordinaire que l’effort d’un pygmée peut rendre fameux un géant, puisque les bons