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César connaissait bien le caractère de sa fortune, lorsque, pour rassurer le matelot effrayé qui le passait, il lui dit d’un air tranquille : « Ne crains point, ta peur fait affront à César et à sa fortune. » Ce héros estimait que son bonheur déjà éprouvé était comme une ancre sûre dans le péril où il se trouvait. Il ne redouta point les vents contraires, parce qu’il avait en poupe le vent de la fortune ; il s’embarrassa peu que la mer fût en courroux, parce que le ciel était serein, et que les étoiles brillaient pour lui. Cette action de César fut au jugement de plusieurs une grande témérité ; mais au fond elle fut l’effet d’une grande présence d’esprit qui lui rappela comme dans un point de vue d’autres hasards affrontés avec succès, et qui lui donna de la confiance sur le point même de périr. Combien de gens, pour n’avoir point assez essayé, ni assez compris leur bonheur, ont manqué les plus belles occasions de se rendre illustres à jamais ? Il n’y a pas jusqu’au joueur par état qui, tout aveugle qu’il est, ne consulte son bonheur pour s’engager dans une partie importante.

C’est un avantage bien considérable d’être un homme heureux ; cet avantage l’emporte tous les jours sur le mérite de plusieurs qui ne l’ont pas. Aussi quelques-uns estiment-ils plus un degré de bonheur que dix de prudence ou de bravoure ; sentiments indignes et injurieux à la raison. Les autres regardent à leur tour la mauvaise fortune comme la marque visible du mérite : le bonheur est, selon eux, la destinée des fous, et le malheur celle des sages. Exhalaisons de bile et de fiel, ordinaires à ceux qui sont le plus justement malheureux !

Revenons. Le prince des philosophes avec les grandes qualités qu’il cultivait dans son fameux élève demandait encore qu’il eût du bonheur. Et,