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caractère de l’esprit, comme nous en avons qui représentent les traits du visage ; mais par malheur, ajoutait-il, chacun doit être en quelque sorte son miroir : et ce miroir n’est fidèle qu’à nous représenter tels qu’il nous plaît d’être, et non point tels que nous sommes.

Tout juge de soi-même trouve mille subtilités pour se dérober et pour échapper à la connaissance de ce qu’il est en effet : l’amour-propre qui sait, comme le Protée de la fable, prendre toutes sortes de formes fournit à chaque inclination, à chaque penchant, des ressources infinies pour suborner la raison. Que cet amour-propre est fertile en lumières, ou plutôt en illusions ! Car la variété des inclinations et des penchants est prodigieuse ; elle est égale à celle des humeurs, des sons de voix, des sentiments, des goûts, des visages, à celle de tous les différents états de la vie. C’est par cette extrême variété de penchants qu’il n’est point de fonctions qui demeurent vides dans le monde. Le penchant rend tout praticable : il facilite ce que le prince le plus despotique, et même le plus aimé, n’obtiendrait pas de ses sujets. Je suppose, pour un moment, qu’un prince, tel que je le dépeins, veuille assigner à ses peuples leur vacation particulière, et qu’il dise à celui-ci : soyez laboureur ; à celui-là : soyez matelot, et ainsi des autres. Certainement, tous se récrieront sur l’impuissance où ils sont de supporter le travail accablant dont on les charge. Non pas un seul ne serait content d’un emploi même honnête, dès que cet emploi serait de commande et opposé à son penchant. Jusqu’où ne va point le pouvoir, la force de l’inclination ? Mais avec ce pouvoir, avec cette force, on n’en réussit pas mieux : parce que d’ordinaire le penchant est à une chose pour laquelle le talent n’est pas.