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l’épopée à Virgile ; Martial abandonne la lyre à Horace ; Térence donne dans le comique ; Perse dans le satirique. J’en passe mille autres, tant anciens que modernes, qui aspirèrent et qui parvinrent à l’honneur de la primauté. Les grands génies refusent la gloire aisée et comme subalterne de l’imitation ; et honteux de n’être que des copies serviles, ainsi que le sont la plupart des hommes, ils osent entreprendre de devenir eux-mêmes des modèles.

Un peintre habile voyait avec douleur que le Titien, Raphaël et plusieurs autres l’avaient prévenu. Comme leur réputation était d’autant plus grande qu’ils ne vivaient plus, il résolut de se faire un mérite à part, et de compenser, à quelque prix que ce fût, l’avantage de la primauté qu’ils avaient sur lui. Pour cela, il se tourna tout entier à la peinture des gros traits. Quelques gens lui représentèrent qu’il avait tort de ne pas continuer dans le tendre et dans le délicat, qu’il y réussissait bien, et qu’il y pouvait être un digne émulateur du Titien. À quoi le peintre répondit fièrement qu’il lui paraissait plus glorieux d’être le premier dans sa façon de peindre, bonne d’ailleurs, que d’être le second dans celle du Titien et de tous ceux qui l’avaient précédé.

Cette singularité spirituelle et heureuse peut servir de règle à toute profession, à tout emploi, à tout métier. Il faut avoir le courage de se choisir un nouveau genre, un nouveau tour de mérite ; mais il faut avoir aussi la prudence d’asseoir bien son choix ; la méprise ici conduirait à une mauvaise singularité, dont on ne reviendrait pas.