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Cependant, une seule perfection, soit naturelle ou soit acquise, n’élève pas à la dignité de héros : à moins que cette perfection ne soit extraordinaire et dans le grand. En effet, tout talent ne mérite pas de l’estime à proprement parler, non plus que tout emploi n’attire pas du crédit. À la vérité, l’on ne blâmerait point un homme de se connaître à tout, autant que cela est possible : mais s’il s’avisait d’exercer les arts dont il aurait la connaissance, ce serait se dégrader. D’ailleurs, exceller en une chose vulgaire de sa nature, c’est précisément être grand dans le petit ; c’est être précisément supérieur au rien. Il est question pour un héros d’exceller dans le grand ; sans quoi le titre d’homme extraordinaire est opiniâtrement refusé.

Il y eut une différence très marquée entre l’héroïsme de Philippe II, roi d’Espagne, et entre celui de Philippe, roi de Macédoine. Le premier, presque égal à Charles Quint son père par les succès, n’est guère comparable qu’à lui-même par la manière dont il réussissait. Toujours renfermé dans son cabinet, il arrangeait si bien ses desseins qu’une heureuse exécution en devenait la suite infaillible. Et c’est cette prudence consommée qui caractérise singulièrement son héroïsme. Au contraire, Philippe de Macédoine n’abandonnait point le champ de Mars, comme il s’exprimait à Alexandre son fils, lorsqu’il le formait au métier de la guerre. Aussi, la bravoure, l’ardeur infatigable d’étendre ses petits États, et le bonheur des armes, eurent plus de part à ses succès que des moyens profondément médités pour arriver à une fin. Philippe II était un grand homme, et Philippe de Macédoine un conquérant. Pour ce qui est d’Alexandre, il vainquit à la vérité tant de rois qu’il n’en resta plus dont la défaite eût échappé à sa valeur. Mais l’héroïsme subsiste-t-il avec l’escla-