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un homme vulgaire, esclave de ses passions. Et que lui servit d’avoir conquis un monde entier, puisqu’il perdit l’apanage des grands hommes, lequel est de savoir se commander.

Au surplus, les deux principaux écueils de l’héroïsme sont la colère sans frein, et la cupidité sans retenue : c’est là que la réputation vient communément échouer. En effet, les hommes extraordinaires sont rarement modérés dans leurs passions, quand ils en ont ; et d’ailleurs, ils sont plus susceptibles que les autres de celles dont je parle : elles entrent en quelque sorte dans la complexion des héros, et encore plus des héros guerriers. Il est bien à craindre que l’ardeur de leur courage ne se change quelquefois en un feu de colère, et que leur amour extrême pour la gloire ne se porte avec la même vivacité à quelque objet indigne d’eux. Ainsi, il n’est point de violence que l’on ne doive se faire pour dompter ces deux passions, ou pour en sauver les dehors, si elles ne sont pas encore tout à fait soumises. Une saillie, échappée en certains moments, peut mettre de niveau le héros avec l’homme du commun ; elle peut mettre le dernier au-dessus de l’autre. Ce seul trait est plus que suffisant aux gens éclairés qui vous environnent, pour tourner désormais à leur avantage un faible dont ils savent si bien les suites. Dans le palais des grands, combien de courtisans oisifs et vicieux ! Combien d’ambitieux sans mérite cherchent les penchants du prince, afin de les servir, et de s’avancer eux-mêmes aux dépens de la vertu ! Que le souverain doit être circonspect ! Qu’il doit être sur ses gardes pour tromper l’oisiveté dangereuse des premiers, et la vigilance intéressée des seconds.

Personne peut-être ne fut plus habile à se dissimuler de la manière dont je l’entends qu’Isabelle