Page:Gozlan - Les vendanges, 1853.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait leur destinée. L’amour des parents, rien. Le meilleur des pères est impuissant à prolonger de la longueur d’un cheveu la vie de sa fille. C’est à faire douter de toute justice, savez-vous, milady, de voir des fils de matelots, des fils de bûcherons, des fils du peuple, qui n’ont que la mer et ses mille périls, que les forêts, la rue, la boue, pour demeure ; qui n’ont que du pain à manger, pas même du pain à manger souvent, eh bien ! grandir, vivre, exister sans maladie, sans douleur, et parvenir ainsi jusqu’à quatre-vingts, cent ans, tandis que nos enfants, à nous, nos beaux enfants qui ont à souhait tout ce que leurs rêves sous des tentures d’or leur inspirent, nos enfants pâlissent, souffrent, s’éteignent, et meurent à dix ans, à huit ans, à heure fixe, comme nos deux filles sont mortes, comme notre fille mourra, comme notre Katty !

— Elle ne mourra pas, milord, ne dites pas cela. Y songez-vous ? Est-ce que nous pourrions rester seuls au monde, après avoir eu, après avoir perdu trois filles ? Vous et moi seuls, comme nous sommes là ? mais je ne le veux pas ; la chose n’est pas juste ; cela n’est pas selon nos forces. Oh ! c’est parce que j’ai tant souffert, c’est parce que j’ai tant pleuré, c’est parce que je ne comprends pas, tant elle me paraît infinie, la peine nouvelle dont vous me menacez, que je crois à un avenir différent. Nous avons payé notre lot au malheur, comme tout le monde ; mais nous ne payerons pas pour tout le monde. Katty, votre fille, la mienne, restera, vivra pour nous consoler et pour nous apprendre à ne pas douter de la clémence du ciel. D’ailleurs, elle est plus ravissante que jamais, sa santé n’inspire aucune crainte.