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qué la présence de madame Ervasy, et toutes les douleurs d’avoir vu son emprunt refusé lui étaient revenues à l’esprit. Son plaisir en fut troublé. Le charmant ballet n’eut plus aucun prestige pour lui : ni les riches décors, ni l’esprit répandu sur des scènes gracieuses, ni les danses passionnées de mademoiselle Elssler ne retinrent son attention.

Il suivit machinalement, et comme s’il assistait à une grande revue de ses troupes, les bonds moelleux, les sauts de chat-tigre, les contorsions castillanes, les ondulations, les frétillements veloutés, les tremblements voluptueux, les gestes de délire de la belle danseuse allemande, qui, de sa main frémissante, semblait prendre, en passant devant la rampe enflammée, tous les désirs des spectateurs et s’en faire une ceinture. Tous les regards l’adoraient, tous les cœurs l’aimaient, toutes les bouches baisaient le bout de ses petits pieds de satin. On n’était plus à Paris, la ville froide ; mais à Madrid, un soir d’été, quand les croisées sont ouvertes pour recevoir un peu d’air, quand il pleut du feu et des passions sur les bras dévoilés, les épaules nues des Castillanes, dont les yeux noirs tuent sur place, — quand elles foulent de leurs petits pieds les allées du Prado, embrasant l’espace de leurs conversations vives, jalouses, provocatrices, jouant des yeux, de l’éventail, de leur sein, qui fait craquer la florence noire ; on était à Madrid ; et quand tout ce beau sang moitié Maure, moitié chrétien, accourt dans les loges, dans les balcons des spectacles pour applaudir au boléro national, et haletant, ivre, épuisé, envoie son dernier bravo, son dernier souffle, son dernier baiser à la danseuse, qui, elle aussi, meurt sous tant de bonheur : telle était la salle de l’Opéra ce soir-là.