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qu’ils savaient répandre avec nonchalance sur la maline plissée de leurs jabots. En prisant, ils avaient occasion d’étaler la blancheur de leurs mains, de faire faire la roue à leurs manchettes, et d’éblouir autour d’eux par l’éclat de leurs bagues chargées de diamants. La révolution de 93 a naturalisé la pipe en France ; cependant la pipe est restée dans la rue, tandis que le cigare, qui ne date guère que de la restauration, est bien près de s’introduire dans les salons même de Paris. Mais la chique, où la découvrir dans nos mœurs privées ? Si le marin chique, la mer lui sert d’excuse ; si le soldat chique, c’est parce qu’il ne peut pas fumer sous les armes. Excepté le soldat et le marin, personne n’a l’habitude de chiquer dans les villes, à Paris surtout, où il n’y a pas de marins. Pourtant il existe à Paris une classe qui fume dans la rue et qui chique en secret dans quelques établissements publics où nos habitudes n’ont pas encore donné droit d’asile au cigare. Cette classe, qu’on ne s’y méprenne point, ne fréquente ni les estaminets ni les endroits réservés au peuple proprement dit ; elle se lève à onze heures, déjeune au café Anglais, dîne après une course au bois de Boulogne, sur les boulevards de Gand, et passe ses soirées à l’Opéra. Ce sont les dandys, les beaux jeunes gens dorés de la rue de Provence et de la Chaussée-d’Antin. Examinez leurs gestes au fond de leurs loges de damas, au moment le plus pathétique d’un opéra. Pensez-vous qu’ils se communiquent leur enthousiasme ? Non. S’ils se coudoient, s’ils se mettent silencieusement en rapport, c’est dans la commune pensée de partager une petite corde de tabac Virginie. Le sacrifice a lieu sans bruit ; celui qui reçoit sa part mystérieuse n’ôte pas même