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priété, où je mène une vie longtemps enviée, je me prends à regretter comme un enfant les belles journées que nous avons passées ensemble dans le magasin. Je songe aux ballots que nous ouvrions, aux caisses déclouées, à nos ventes, à nos rentrées. Nous fourrions les mains dans tout en un seul jour ; dans les suifs, dans les huiles, dans les essences. En faisions-nous de l’ouvrage, depuis cinq heures du matin jusqu’à minuit ! Sans compter que j’allais à la Bourse, quelquefois au tribunal, que je faisais la moitié de la correspondance. Assez ! N’éveillons pas d’injustes regrets, Fournisseaux ; puisque j’ai obtenu enfin ce que je souhaitais, il est mal de se plaindre. Dis-moi pourquoi tu m’as fait venir ici.

— Voici pourquoi : la vieille maison du Balai d’or est perdue.

— Perdue ! s’écria M. Richomme à cette nouvelle si peu adroitement ménagée par Fournisseaux ; perdue ! Sais-tu bien ce que tu dis là ? perdue ! Mais perdue signifie sans crédit, sans confiance, sans… je n’ose pas dire le mot. Qui le fait croire cela, Fournisseaux ?

— Votre gendre veut me renvoyer. Est-ce qu’on renvoie un homme comme moi ? on le tue plutôt ; on retire, sans qu’il le sache, l’échelle par où il doit descendre ; on lui laisse rouler une barrique sur les jambes ; mais le renvoyer ? ce n’est pas avoir de cœur ! Et où irais-je, moi, dans Paris ? Je n’y connais personne ; je n’y ai pas d’amis ; quand j’ai dépassé la rue des Lombards, la tête me tourne comme si j’étais sur mer. Vous voyez, monsieur Richomme, que puisqu’on me renvoie, c’est que la maison est perdue.