Page:Gozlan - Les martyrs inconnus, 1866.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réel qu’avaient ceux qui m’y ont attiré. Valentine partage plutôt mes faibles sympathies pour celui qu’elle croit comme tant d’autres mon meilleur ami, parce qu’elle nous a toujours vus ensemble. Singuliers amis, ceux parmi lesquels il faut ranger Fabry ; on ne sait pas toujours s’ils vous aiment, et l’on sait fort souvent qu’ils vous détestent. De leur côté, ils ne doutent pas du sentiment qu’ils vous inspirent ; c’est un attachement répulsif qui ne s’altère jamais. J’ai connu Fabry au collége, et Fabry m’enlevait déjà tous les premiers prix sans y avoir plus de droits qu’à Saumur, où je le rencontre encore avec ses mêmes instincts de rivalité froide, contenue et toujours triomphante. Au sortir de l’école, on m’envoie en Algérie ; en Algérie, je trouve Fabry capitaine comme moi dans le même régiment. Je donne plus tard ma démission et je viens à Paris ; il m’y avait devancé. Comment ne nous croirait-on pas inséparables ? Nous le sommes, en effet, mais comme la chaîne est inséparable du galérien : je suis le galérien de cette amitié. J’aimerais mieux dix ennemis que lui ; avec un ennemi, on s’explique, on se bat, on se tue ; avec lui, je vais jusqu’à la poignée, jamais jusqu’à la lame. Dans l’état sauvage, nous nous serions dévorés au coin d’un bois ; dans notre monde civilisé, où les bois sont remplacés par des appartements tendus de velours, où toutes les antipathies sont apprivoisées, je ne puis qu’aiguiser mes gants blancs et lui serrer cordialement la main, quand je voudrais la lui broyer. La société est pleine de ces amis implacables.