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teurs du foyer se groupent, l’hiver, auprès de l’une des deux vastes cheminées pour échanger les nouvelles en circulation depuis la clôture de la Bourse. Heureux qui apporte une banqueroute inédite ! le succès ou la chute d’un ouvrage représenté à un autre théâtre ! un changement de ministère ! une déclaration de guerre ! À défaut de ces grands événements, que le Moniteur du lendemain ne confirme pas toujours, on se borne à dire beaucoup de mal du directeur de l’Opéra. Il n’y a si fine médisance qui vaille celle qui porte sur le maître de la maison.

Ce soir-là, par extraordinaire, il n’y avait que deux jeunes gens au foyer. Après avoir enlevé, pour ainsi dire, l’étain de la glace de la cheminée, à force de la consulter sur le nœud de leurs cravates, la coupe de leurs habits et le choix de leurs gilets ; après avoir torturé leurs favoris et mâché leurs moustaches, ils s’étaient laissé aller de tout le poids de leur désœuvrement sur deux fauteuils. Leurs quatre fines chaussures décoraient le garde-feu, et leurs têtes ennuyées s’étaient creusé un trou moelleux dans le dos des fauteuils. Si les lézards avaient des jambes et des bottes, ils ne prendraient pas d’autre attitude. Je ne blâme pas. Il faut, même en ennui, du bon sens et de l’art. Tout le monde ne sait pas s’ennuyer. Un grand roi était celui qui disait à Cinq-Mars : « Mon mignon, viens avec moi à la croisée, et ennuyons-nous, ennuyons-nous bien. »

— Anatole, dit enfin un ennuyé à l’autre, as-tu toujours ton rat ?