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le dragon rouge.

le recevoir ; car au talent, qui chaque jour s’en va, de bien raconter, il joignait le talent plus rare encore de savoir écouter. Le goût naturel, l’habitude, une connaissance infinie du monde, perfectionnèrent en lui ces deux facultés à un point dont rien ne surpassa jamais la hauteur. C’est avec un sourire de pitié tempéré toutefois par beaucoup de restrictions qu’il admettait qu’on fit l’éloge des écrivains de son temps, et ces écrivains étaient Rousseau, Voltaire, Montesquieu et Buffon. Ils écrivent bien sans doute, mais ils écrivent sans cesse, pensait-il et se permettait-il aussi de dire. Je ne les aperçois jamais, ajoutait-il, qu’à travers un nuage d’encre ; semblables aux poulets d’auberge, les sujets qu’ils traitent, tout bien assaisonnés qu’ils soient, laissent toujours poindre la plume. Dieu a fait la parole, et l’homme a fait l’écriture. Tous les événements sont morts, ajoutait-il, dès qu’ils sont écrits. S’il arrive un grand événement dans le monde, chacun s’en empare pour le fouiller, l’expliquer, le commenter ; la raison de l’un le condamne ou l’approuve, l’esprit de l’autre le tourne à sa manière, l’imagination l’exagère, la peur le nie ; il n’est pas un point de cette peau si élastique qu’on nomme un événement sur lequel la conversation, cette abeille infatigable, ne bâtisse merveilleusement une ruche. Dès qu’on se tait, dès que la voix a fini son chant, alors viennent les fossoyeurs, les écrivains tumulaires, ceux qui enterrent l’événement dans le tombeau du livre.

Notre marquis avait encore d’autres idées sur la tâche si spirituelle, si amusante de la parole ; nous les dirons peu à peu ; car ceci, nous l’espérons, n’est point un traité didactique de l’art de conter ; c’est la préface sans prétention d’une histoire qui l’exigeait. Pour avoir des sorbets il faut enfermer des fruits dans du plomb et entourer le plomb d’une grande quantité de glace.

Un beau jour, le marquis Besson de Bès perdit son dernier oncle ; il se frotta les mains et il s’écria : — Maintenant je ne