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le dragon rouge.

galantes le firent connaître pour un homme à la mode, il ne tomba jamais dans les cyniques excès d’un financier ou d’un traitant enrichi. Sa mauvaise réputation ne franchit pas la limite des paravents. Il aurait pu contracter un beau mariage ; mais, trop riche pour chercher à s’unir à une femme qui n’aurait été que riche, et pas assez amoureux pour épouser une demoiselle pauvre, il resta garçon. Une sincère appréciation de ce qu’il valait lui apprit aussi combien il devait peu compter sur les vanités de la gloire. Les lettres exigent beaucoup d’activité, de courage, de résignation, autant d’efforts dont il se sentait incapable. La carrière des armes ne le séduisait pas davantage ; avec raison il aimait beaucoup la vie, et d’ailleurs, sous Louis XV, les occasions de verser son sang à la guerre n’étaient pas communes. On ne sait pas tout ce qu’offre de difficultés et de peines le choix d’une profession, lorsque, tout ce que peuvent procurer d’avantages les professions, on le possède déjà par une naissance ou une fortune qui n’ont rien coûté : c’est là le tourment des riches et des puissants ; peu le connaissent, peu sont disposés à s’en attendrir.

Enfin, n’aimant aucune chose au point d’y sacrifier son existence où sa liberté, le marquis se laissa aller naturellement à s’aimer lui-même ; il devint un parfait égoïste. Le soleil ne se leva plus que pour lui, la terre lui sembla créée pour réjouir ses yeux, caresser ses goûts, pour lui mûrir, chaque jour, chaque instant, une satisfaction nouvelle. Presque entièrement dégagé à trente ans des liens de toute parenté, il s’habitua, dans ce bon édredon d’égoïsme, à regarder les joies et les malheurs d’autrui comme un spectacle auquel il assistait en témoin indifférent, et, afin de n’avoir pas à obéir à une seconde volonté lorsqu’il est déjà si difficile de suivre sa propre volonté, il eut l’habileté de ne contracter aucune amitié sérieuse. Cependant il fréquentait très-assidûment le monde, ce paradis des égoïstes, et il trouva un grand charme aux propos des sociétés, des cercles, des salons, où c’était une faveur de