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le dragon rouge.

mandeur en voulant prendre le mouchoir que Casimire, lorsqu’il était entré, avait jeté sur le manifeste.

Casimire se hâta de poser vivement et fermement sa main sur celle du commandeur, pour l’empêcher de prendre le mouchoir, et, dans ce mouvement, la politique et l’amour se rencontrèrent comme ils devaient toujours se trouver mêlés à toutes ses actions.

— Si c’est pour moi, reprit-elle, que vous allez risquer ainsi votre vie dans ces contrées où la peste vient en aide à la guerre pour dépeupler les armées, restez ! restez ! C’est affreux ce qu’on dit des difficultés du siège de Belgrade. Je vous aimerai obscur comme vous êtes. Mais vous ne serez pas obscur ; non, oh ! non, vous ne le serez pas. Peu d’hommes, au contraire, seront aussi élevés que vous sur la terre… Mais que dis-je ?

Et Casimire retint une seconde fois sa pensée, près de la jeter dans un abîme. La vie de son père compromise par une indiscrétion, par un parjure ! Si elle avait pu dire tout ce qu’elle savait, elle aurait à coup sûr empêché le commandeur de la quitter, et de la quitter peut-être pour toujours. Son cœur se déchirait dans ce double tiraillement. Avoir sous la main le bonheur, la grandeur, la fortune d’un homme, de l’homme qu’on aime, et le laisser aller s’exposer aux funestes chances de la peste, de la famine et de la guerre ! Et pourquoi ? pour qu’il rapporte, s’il revient jamais, un misérable galon d’or. Avoir tout cela sous la main, et ne pas oser la lever !

— Encore une fois, vous vous faites illusion, répliqua le commandeur, je n’ai rien à espérer en vieillissant ici. Je n’ai que mon compas d’ingénieur et mon épée de volontaire pour m’avancer dans le monde. À chacun sa destinée. Après tout, dit-il, plutôt pour calmer l’exaltation généreuse de Casimire que pour se faire valoir, que je revienne de l’armée avec beaucoup ou peu de gloire, j’ai toujours dans mon passé quelque raison de ne pas me croire tout à fait obscur. Les Courtenay ont fait pour moi ce qu’il ne m’aura pas été permis de faire