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le dragon rouge.

— Voilà déjà un aveu.

— Ne vois-tu rien autre ?

— Ma foi ! non.

— Quelle transformation ai-je subie ?

— Nous y voilà, murmura Marine. Tu es comme le bon Dieu t’a fait, et, en vérité, il aurait pu mieux faire, sans te fâcher.

— Tu commences donc à comprendre ?

— Je comprends que, puisque Dieu t’a donné une cervelle comme à tout le monde, tu ferais bien de t’en servir. Y a-t-il du bon sens à rester avec cet habit vert et cette culotte cerise quand tout le monde est en deuil ici ?

— Je suis cerise, dis-tu ? Me serais-je trompé ? Mais non, tu ne m’as pas bien regardé, Marine. J’ai des ailes depuis la mort de mon malheureux frère. Regarde, je suis oiseau.

— Oiseau ?

— Mais oui ; cela durera plus ou moins. Comment les trouves-tu ces ailes ? que dis-tu de mon bec ?

— Allons ! soit, tu es oiseau, répliqua Marine ; qu’à cela ne tienne ; ce n’est pas une raison pour que tu ne prennes pas le deuil.

— Je suis éternellement en deuil, répondit le marquis. Tu ne veux donc pas voir que, passé oiseau, je suis devenu hibou, l’oiseau des ténèbres, le gardien des tombeaux ? La douleur que m’a causée la mort de mon bien-aimé frère m’aura fait pousser des ailes. Ainsi tu vois que je suis plus en deuil que qui que ce soit dans l’hôtel, puisque j’ai revêtu le plumage du hibou.

— Tu me ferais damner avec tes billevesées, marquis.

— Marine, respecte mon affliction et la forme qu’elle a revêtue. Aie soin surtout que les chats ne m’approchent pas ; ils mangeraient ton maître et le plus douloureusement affecté des frères.

Le marquis, ne voulant pas renoncer à se croire hibou, ne prit pas le deuil ; seulement il s’enferma dans ses appartements de peur de tomber sous la griffe des chats.