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le dragon rouge.

n’est pas le jour qu’on a l’habitude de voir, c’est une lumière fébrile ; les bruits qu’on entend sont indistincts, ils ont le vague fluide de l’eau. Les sens se déplacent. On souffre et l’on sourit ; on voudrait s’enfoncer stupidement dans la mort, suivant la sublime expression de Montaigne, et l’on court à la croisée, au grand air, au grand mouvement. Tandis qu’on souffre ainsi, il y a des gens ailleurs qui boivent du vin de Champagne.

Un valet entra dans le salon de la marquise de Courtenay, pendant que le vautour de l’attente lui déchiquetait le cœur, et lui dit :

La compagnie attend madame la marquise dans la salle à manger. Le souper est servi.

— Quelle compagnie ? quel souper ? demanda la marquise.

— Madame la marquise a oublié que c’est aujourd’hui jeudi, jour de dîner et de réception ?

— Quoi ! on n’a pas contremandé les invitations ?

— Madame n’en a rien dit.

— Et ces messieurs sont venus ?

— Tout le monde attend. Il est cinq heures et demie. Le souper était pour cinq heures.

— Grand Dieu ! que devenir ? pensa la marquise. C’est bien dit-elle au valet, je me rends à la salle à manger ; annoncez-moi.

Le valet se retira.

— Je n’aurai pas la force de me montrer, de parler, de répondre à tout ce monde, qui ne sait pas, qui ne doit pas savoir la cause de mon trouble, de mon anxiété. Il faut bien que je l’aie, ce courage, ajoutait la marquise en semant des petites grappes de perles dans ses cheveux et en nouant convulsivement à ses bras des bracelets en topaze. Comme je suis pâle ! mais allons. La marquise fit quelques pas, puis elle s’arrêta, interdite, pensive, balbutiant ces mots : L’un des deux est mort peut-être à présent. L’un des deux ! mais lequel ? Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en se frappant le front, ayez pitié de moi ! Qu’est-ce que je vais dire à tous ces gens-là ?