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le dragon rouge.

On sut bientôt que les splendides salons de la marquise de Courtenay, peu ouverts aux plaisirs frivoles, quoiqu’ils n’y fussent pas entièrement dédaignés, s’emplissaient une fois par semaine d’hommes éminents par leurs lumières ou leur rang dans l’État. Les pairs, les membres du parlement, les ambassadeurs, les écrivains sérieux, venaient sans faste discourir chez elle avec une familiarité qu’il ne leur était pas possible d’afficher ailleurs, des intérêts de l’Europe, appelés alors les affaires de cour.

Dans cet asile commun à tous, où une reine, par l’intelligence, imposait la loi d’égalité, s’adoucissaient, grâce à un frottement doux, les anciens préjugés de nationalité et de condition. Ainsi les ours de la magistrature abordaient en baissant la tête, en rentrant les ongles, les loups de la finance, et les généraux ne traitaient pas du haut de leur bottes à chaudron les philosophes et les écrivains, qui, de leur côté, apprenaient à se présenter comme il faut. Si dignes et si solennels à la cour, les ambassadeurs étrangers quittaient volontiers le ton de la harangue pour causer entre eux et avec tout le monde des mœurs, des lois, des préjugés de leurs nations. Ils se comparaient sans orgueil, ils convenaient de leur infériorité avec un bon sens plein d’esprit.

C’était l’Europe réunie, pour la première fois, en soirées ; l’univers assis au coin du feu.

Très-souvent on apprenait avant la cour, dans les salons de madame la marquise de Courtenay, les éventualités d’une guerre, les projets d’une alliance, les mariages entre souverains. Il n’y avait pas encore eu d’exemple de ces réunions simples et graves, curieuses comme un spectacle et utiles comme un bon livre. C’était le berceau de la société politique, longtemps après la naissance et le magnifique développement de la société littéraire patronnée tour à tour et de siècle en siècle par Marguerite de Valois, madame de Rambouillet et mademoiselle de Scudéry.