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le dragon rouge.

cieux, reste d’anthropophagie qui a persisté au milieu de nos goûts civilisés ?

Il pensa bien aussi à quitter Varsovie et à se retirer, avec Casimire, dans quelque province obscure de l’Allemagne. Mais, s’objecta-t-il aussitôt, il arrivera, si je mets en pratique ce moyen, bon au premier coup-d’œil, qu’on dira dans le monde que j’ai entraîné Casimire parce qu’il m’a été plus facile de la faire disparaître que de la défendre avec succès. Et le commandeur tournait sa pensée d’un autre côté. Comme tout le monde il méprisait la calomnie, mais, comme tout le monde, il n’avait pas la force de la laisser se dévorer elle-même. S’il fut jamais permis à quelqu’un de prolonger l’abus du monologue, c’était bien à lui, chargé de l’existence si menacée et de l’honneur si compromis de la femme qu’il aimait, d’une jeune fille privée en un jour de son père, de ses biens, et déchirée par toutes les hyènes des salons, autrement cruelles que celles du désert, qui, du moins, vous dévorent en une fois.

— Il n’est qu’un moyen de la sauver, se dit-il : c’est de hâter le moment de mon mariage avec elle. Je le ferai annoncer tout de suite, demain s’il se peut, et il aura lieu à l’expiration de son deuil. Je laisserai dire qu’elle a trompé l’espoir de mon frère, et que je m’expose à mon tour à être trompé par elle en l’épousant. Mais tout cela, s’interrompit-il, n’est possible qu’après avoir vu mon frère, et comment le voir, comment ?

Le moyen de voir le marquis de Courtenay fut enfin trouvé le soir même par le commandeur, qui remit au lendemain pour en faire usage.

Le lendemain, à dix heures du matin, une voiture s’arrêtait à la porte de l’hôtel du marquis de Courtenay, et il en descendait le commandeur et mademoiselle de Canilly.

— Allez annoncer à M. le marquis, dit le commandeur au premier valet de pied qui se présenta sous le vestibule pour les empêcher d’aller plus loin, que mademoiselle de Canilly désire le voir.