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le dragon rouge.

ments de mon pouls que je courusse encore du danger. À la troisième pinte, mon ventre et mon estomac ne formaient qu’un seul renflement. »

— Pauvre père !

« Si j’avais pu m’étendre, j’aurais moins souffert ; mais mes juges n’entendaient pas que je souffrisse moins. Maintenant vous comprenez pourquoi ils avaient laissé libre la moitié de mon corps. Après la troisième pinte j’ai perdu le sentiment du nombre ; je ne comptais plus, quoique sur d’autres points ma volonté n’ait pas vacillé un seul instant. Je sentais flotter mon cœur sur l’eau que j’avais bue ; je me rendais compte de sa grosseur et de sa forme, comme si je l’avais tenu dans la main.

« Au dernier terme d’absorption, j’ai éprouvé une espèce d’ivresse particulière ; elle est affreuse, bizarre ; ce n’est pas du tout le délire qu’apporte le vin : mes oreilles ne sifflaient pas, elles criaient comme des oies sauvages. Mon sang refoulé cherchait à sortir, à monter ; il s’amassait, il bouillonnait. J’avais une calotte de plomb sur la tête et des milliers de fourmis dans les jambes. Combien ai-je bu de pintes d’eau froide, et dans quel état me suis-je trouvé pour que le médecin ait ordonné de suspendre un instant ? Je l’ignore. Ce médecin, je le suppose, est un juge. »

— C’est un bourreau ! fit Casimire, dont le sang, sans qu’elle s’en aperçût, jaillissait de ses lèvres, tant elle les avait mordues de douleur.

« Dans une heure, lut-elle ensuite, on va encore me venir prendre et l’on me soumettra à un autre genre de supplice. Courage, mademoiselle de Canilly, courage ! »

— Où le prendrai-je, mon Dieu ! ce courage, dit Casimire, quand c’est mon père qu’on tue ?

« Mettons à profit, continua-t-elle à lire, un temps si précieux, mademoiselle de Canilly.

« Vous vous marierez ; que vos enfants ne se mésallient