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de château. Mauduit n’avait même pas cette distraction banale : la raison en est que Suzon avait un très-grand intérêt à ce qu’il se détachât complétement de ce monde toujours si habile à ressaisir ses réfractaires, et où, à coup sûr, on n’aurait pas manqué de le faire rougir d’elle ; elle voulait conserver, maintenir l’autorité qu’elle avait prise sur lui. Cette autorité était bien connue des autres domestiques du château, qui en riaient dans les coins, mais qui s’y conformaient sous peine de renvoi immédiat. Mistral seul, l’hypocrite Marseillais, la reconnaissait, l’aimait, ou faisait semblant de l’aimer, et malheur à celui qui la méprisait devant lui ! Mistral formait la police secrète de Suzon ; tout le monde le soupçonnait, et le commandant ne l’ignorait pas. Mais toucher à Mistral, c’était offenser, blesser, irriter Suzon ; on le craignait donc beaucoup, et Mauduit lui-même n’osait le maltraiter.

Ainsi un beau, un merveilleux de la Restauration, s’était courbé, aplati sous les sabots d’une cuisinière ! Nous avons expliqué, autant que la physiologie humaine le permet, ce singulier mystère dont toutes les parties pourtant ne s’expliquent pas. Le goût bizarre, sauvage, de beaucoup d’hommes, surtout des hommes blasés, échappe à l’analyse en se mettant sous l’aile vaste et sombre de l’homme lui-même, ce grand mystère. Ce n’est qu’un mystère de plus. Oh ! l’âme de l’homme ! Le commandant Mauduit avait surtout cette folie d’amour, cette frénésie, le croirait-on ? on ne le croira pas ; non quand Suzon était, tant bien que mal, parée, enrubannée et à peu près convenable, mais quand elle était exposée au feu des fourneaux, les manches retroussées jusqu’au-dessus des coudes, la jupe relevée par un coin, le fichu en désordre et la joue brûlante du charbon qui flambait dans la rôtissoire ; voilà comment il aimait aveuglément, brutalement, Suzon !