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arrivera peut-être à composer la physionomie impérieuse et contenue de Suzon lorsqu’elle pénétra dans l’atmosphère du salon encore chaude des liqueurs et des vins. Deviner qu’on sortait de dîner, qu’on quittait à peine la table, qu’on avait prodigieusement bu et mangé, tout cela n’était pas très-difficile pour l’odorat exercé d’une cuisinière comme Suzon ; mais dire ce qu’elle dit en posant le pied au salon surpasse de beaucoup la portée d’une intelligence même très-subtile. Suzon s’écria : Ce dîner n’a pas été fait ici ! il vient de chez Chevet ! "

Le commandant répondit vaguement, et en cherchant à placer quelque part son flambeau : — Oui, eh bien ! oui.

Sans y faire attention, Suzon jeta son manteau de gros tartan sur le fauteuil au fond duquel dormait Prosper, l’homme d’esprit, le fou de Sara. Heureusement elle alla s’asseoir sur un autre siège.

La grosse Suzon s’approcha ensuite du feu, et posa ses jambes enveloppées dans de gros bas de laine bleue sur la barre en cuivre du garde-cendre, tournant le dos à la table. Il est impossible de dire au juste à quelle gymnastique se livrait le commandant Mauduit pendant ces premières minutes d’une entrevue si peu prévue. Il n’attendait Suzon que dans quatre jours, et Suzon était là. Il allait, venait, tournait, regardait la table, éteignait une bougie, écoutait avec effroi si personne ne descendait, faisait semblant d’aller vers la cheminée ; enfin il n’avait aucun sentiment exact de ses nombreux mouvements. Suzon ne disait mot ; elle s’était repliée sur elle-même, chauffant à la fois son nez, ses mains, ses genoux et ses pieds ; étrange raccourci, mais il était au moins aussi étrange de voir la grosse Suzon se chauffer, elle plus dure au froid que les pierres. Ce double silence fut bientôt rompu par le commandant, qui naturellement ouvrit le dialogue par une sot-