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Il battait des ailes en pensant qu’il n’irait pas si loin pour le rencontrer. Il en avait des nouvelles. Des renseignements sûrs lui avaient appris qu’il continuait ses croisières dans les eaux de la Manche. L’avis lui suffisait.

Vers la fin de janvier, la Grenouille de 1814 fut en état de prendre la mer : il n’y avait pas un jour à perdre. À ceux qui montraient à notre capitaine le ciel dévasté par des coups de vent terribles, la mer et les nuages ne formant qu’un seul nuage noir et glacé, il répondait en hissant son pavillon de corsaire. Pendant trois jours, il perça de son beaupré aigu comme une vrille les couches de brouillard amoncelées d’une porte à l’autre du détroit. Le temps était vraiment sinistre. Il bruinait noir. La mer était fatigante à tenir. À peine la voix résonnait-elle, étouffée dans cet air spongieux. La quatrième nuit, la tempête s’aggrava : le corsaire courut à sec et vent arrière au milieu des ténèbres : — le plus, beau et le plus terrible spectacle qu’on puisse désirer de voir ! Les mâts ploient, les cordes crient, sifflent, cassent ; la proue éperdue plonge dans l’eau, et lui fait un pont pour arriver en belles nappes vertes et écumeuses jusqu’à l’autre bout du navire.

À deux heures après minuit, il se fit un tremblement terrible dans le corsaire, qui recula, craqua et s’affaissa dans l’écume. Du choc, le mât de misaine tomba sur le beaupré, le beaupré cassa, et l’un et l’autre refluèrent, fouillis de cordes et de bois, au milieu du pont, qui fut défoncé ; le capitaine Grenouille bondit ; il était debout, il regardait, il croyait rêver. Il ne rêvait pas : son navire descendait, descendait, descendait dans l’eau ; il avait été abordé par un autre bâtiment, et si fort et si rudement, que les vergues de l’un et de l’autre navire se croisaient, et que leurs cordages s’étranglaient et se nouaient d’une façon à ne se défaire que sous le tranchant de la hache. Peine inutile ;