Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/344

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce pistolet. C’est entendu ; encore un petit verre, et va reprendre l’ouvrage. »

Sorti d’une classe moins obscure, le capitaine Gueux avait conservé de ses bonnes études, et c’était tout, la maigreur scolastique des colléges, le déhanché osseux d’un sous-professeur d’Oxford, et particulièrement l’habit noir et la cravate noire de satin, tordue en corde autour du cou. Il n’était guère plus grand ni plus âgé que le capitaine Grenouille. Buvant sans cesse du vin quand il commandait le feu, de plus en plus pâle à mesure que la boisson ardente descendait et fermentait dans sa poitrine, il n’était plus, vers la fin du combat, qu’une colère figée, qu’une extase terrible, aux mains crispées, aux grands yeux noirs ouverts. Mais ce fantôme débraillé avait tout fait. Son regard, sa main, son silence, son sang-froid, son ivresse observatrice, avaient conçu, allumé, remporté la victoire. Après le combat, il s’affaissait aussitôt, et ce n’était plus alors qu’un chiffon trempé dans l’eau-de-vie. On le jetait dans un hamac, où il restait trois jours à, se dégriser.

La première fois que le capitaine Gueux et le capitaine Grenouille se rencontrèrent dans les mêmes eaux, ce fut à la hauteur du cap de la Hogue, et par une circonstance fort singulière. Toutes voiles dehors, le corsaire anglais donnait depuis le matin la chasse à un brick français, qui s’efforçait de gagner avec une vitesse désespérée le port de Cherbourg. Déjà des coups de canon tirés en ligne annonçaient la crise à laquelle le malheureux brick essayait de se soustraire. Tout à coup le cercle liquide où les deux navires s’agitaient s’ouvrit à un autre point opposé de l’horizon, à un peu moins de trois lieues de distance, pour laisser passer deux autres bâtiments, dont les manœuvres inquiétèrent, beaucoup le capitaine Gueux. De ce double