Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/343

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les corsaires des autres nations par leur goût pour l’assassinat. L’équipage du capitaine Gueux surtout ne s’emparait jamais d’un vaisseau français sans y commettre quelque meurtre.

Quoi qu’il en soit, le capitaine Gueux balançait seul sur la Manche la réputation du capitaine Grenouille, et ces deux hommes pourtant ne s’étaient pas encore vus. Ils n’avaient, il est vrai, aucune raison de se chercher, car, malgré le proverbe corsaires contre corsaires, en se rencontrant, l’antipathie dès deux nations devait se manifester chez eux par un combat terrible.

Puisque les deux personnages sont descendus du fond de la scène jusqu’au bord du théâtre, il est temps de donner quelques traits de leur physionomie. Grenouille était un gros petit homme blond, aux bras courts, aux épaules rondes. Il n’avait rien de commun avec les pirates si sveltes et si poétiques, trop poétiques, des romans modernes. À peine s’il pouvait voir ses pieds, perdus sous la rotondité de son ventre, quoiqu’il n’eût pas trente ans. Son petit nez, sa petite bouche, ses petits yeux bleus, se perdaient dans la largeur de son visage. Malgré le poids de cet embonpoint précoce, le corps n’entraînait point chez lui les facultés de l’esprit. Son intelligence et sa volonté le faisaient le maître de ses compagnons. Quand il commandait, il fallait obéir ; et si, parmi ses, matelots, il s’en trouvait un qui élevât la voix ou le bras, il l’appelait dans sa chambre, il lui versait un verre de rhum de sa plus vieille bouteille, et lui disait ensuite avec beaucoup d’aménité : « Je t’en prie, conduis-toi mieux avec un camarade plein de bonnes intentions pour toi. Tu le vois, je suis sans colère, je n’ai pas de rancune, je t’excuse ; mais, mon cher ami, si tu recommences, je serai forcé, et tu ne m’y obligeras pas, n’est-ce pas, mon vieux ? je serai forcé de te brûler la cervelle avec