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ne vous devais rien. Vos gages sont vos parts de prise, vos prises sont sous l’horizon où nous allons les agrafer. Cependant, eu égard à votre détresse si peu méritée, je vous ai gratifiés de quelques piastres. C’est pour acheter du tabac, de l’eau-de-vie et quelques objets de toilette sans lesquels il est de toute impossibilité à des gens comme vous de voyager. Vous ferez fortune ou vous vous ferez tuer ; cela, quand il plaira à Dieu ; dans un mois peut-être ; demain, s’il le veut. Largue la brigantine ! cria ensuite le capitaine Grenouille.

— Le cap à l’ouest ou à l’ouest-quart-d’ouest ? demanda un gigantesque timonier.

—Le cap sur l’or ! répondit le capitaine Grenouille.

Comme il ventait fort au moment où le cutter parut en rade pour gagner le large, toute la population accourut sur la grève. La curiosité générale fut bien payée. Les habitants frémirent de terreur quand ils virent passer tout près d’eux, à quelques pieds des rochers sur lesquels ils se tenaient debout, le cutter qui prolongeait une dernière bordée, celle que les marins appellent la bonne. Tout était submergé. On ne soupçonnait le pont, d’ailleurs incliné à donner le vertige, que par les jambes des marins qui s’y appuyaient. En étendant leurs mains sous le vent ils touchaient l’eau dont l’écume avait mouillé aux deux tiers la voile. Eux pourtant étaient calmes ; accroupis le long des sabords, le menton appuyé sur la culasse des canons, ils fumaient ou causaient entre eux tranquillement.

Un vieux lieutenant de vaisseau, en voyant le cutter se jouer ainsi du vent, de l’eau et des rochers, lui cria du fond de ses deux mains réunies en conque :

— Camarades ! je ne vous confierais pas mon chien pour une nuit.

Le lendemain au soir, ils rentraient, au port au bruit du