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— Quel est celui-là ? — Celui-là a coulé douze vaisseaux, imposé trois millions de contributions à une bourgade. — Très-bien ! Maintenant, quel est cet homme ? — Quoi ? qui ? Ce squelette en habit bourgeois, sans décorations, sans rubans, sans épaulettes ? Je ne le connais pas. Pourquoi est-il là ? que demande-t-il ? » — Je m’y serais attendu. Pauvre génie ! Pas même l’aumône du souvenir !

Je ne sais pas si je me déciderai moi-même à le nommer dans le cours de ces pages, tant j’ai peur de l’obscurité qui l’enveloppe. Au surplus, je ne dois pas dire son nom tout de suite : je l’écrirai quand je serai arrivé aux événements qui lui prêtèrent quelque importance.

Un jour, mon pauvre méconnu, bien jeune encore, parcourait, avec quelques amis de son âge, les campagnes du Limousin pour en copier les sites sur les pages d’un album. Ils s’assirent, après quelques heures de marche, sur des rochers qui dominent, de leurs assises verdoyantes, un vaste tapis de plaines. Les uns se mirent à chercher des yeux des groupes de sapins d’un riche élancement ; les autres, le coin de paysage le plus à leur goût. Tous s’occupaient, taillaient leurs crayons ou délayaient leur encre de Chine. Un des leurs avait disparu ; son absence ne fut pas d’abord remarquée. Une heure se passa, trois heures s’écoulèrent, l’absent ne reparaissait pas. Quel miraculeux point de vue avait-il découvert ? Enfin, quand on l’eut demandé aux pics et aux ravins, on aperçut, fort loin et fort bas dans la plaine, une tache mouvante ; on appela dans cette direction : un cri répondit : c’était lui. Il avait choisi un singulier endroit pour dessiner, bien singulier ; il est vrai qu’il ne dessinait pas. Quand ses amis furent dans la plaine, ils reconnurent que leur camarade leur avait préféré une étrange société. À leur approche, une quarantaine de pourceaux s’enfuirent devant eux.