Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le sais, commandant ; mais, si tu étais dans ma peau, tu saurais ce que j’ai enduré pour en venir là.

— Je ne dis pas…

La figure du commandant se rembrunissait depuis quelques minutes.

— Et tu ne sais pas tout !

— Quoi donc encore ?

— Ce matin, elle m’a demandé d’aller au bal de la cour.

— Eh bien ?

— Est-ce que je puis aller à la cour, moi ? à un bal des Tuileries ! Après huit ans du métier que je fais, moi endossant l’habit à la française, chaussant l’escarpin verni, étalant le bas de soie… Ah ! comme on rirait… Et je ne veux pas qu’on rie ! « Puisque vous refusez de m’accompagner, m’a dit alors ma femme, je me présenterai toute seule, comme une veuve ou comme un phénomène… » Et elle s’est mise à rire, mais à rire d’une manière si impertinente, si mortifiante pour moi, que… j’ai levé la main sur elle ; sur-le-champ elle a demandé la séparation. « Vous l’aurez tout de suite, madame, lui ai-je répondu, car je pars, je m’éloigne de Paris aujourd’hui même. Votre père, que je verrai, vous dira le sort que je compte vous assurer. » Et je l’ai quittée ce matin ; et voilà pourquoi je suis ici en ce moment. Oui, voilà pourquoi… Pouvais-je vivre plus longtemps ainsi ? dis, mon ami. Ai-je bien fait ?

Les deux amis se regardèrent ensuite ensuite en silence.

De Morieux paraissait accablé sous le poids du passé qu’il venait de soulever, afin que son ami le commandant s’en rendît un compte exact et jugeât impartialement sa conduite. Il avait mis à jour le fond de sa conscience ; il attendait une opinion. De Morieux était à peu près de l’âge du commandant ; mais, quoiqu’il eût été à trente ans