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fut nette. « Depuis que j’ai l’honneur de porter votre nom, me dit-elle, je ne mène pas une autre existence ; c’est la vôtre, c’est celle de tous vos amis, de leurs femmes ; avec lesquelles vous m’avez mise en rapport pour les imiter, je présume. Quant aux talents d’agrément que j’ai acquis, je n’ai souhaité de les avoir que pour vous faire honneur. Les posséder m’a paru l’accomplissement d’un devoir commandé par l’obscurité de ma naissance ; c’est une espèce de dot que j’ai voulu vous apporter après le mariage. — C’est très-bien, madame, répondis-je, continuez donc à vivre de la même manière, puisque vous vous justifiez si bien ; mais permettez-moi de ne pas changer non plus la mienne. — Puisqu’elle vous plaît… — Oui, elle me plaît, » répliquai-je avec humeur. Et depuis lors, mon ami, devant ma femme, aux yeux de laquelle je n’ai pas voulu jouer le rôle d’un homme qui s’est imposé la tâche de changer de caractère, de mœurs, de costume, sans autre profit que de lui paraître souverainement bête, devant mes amis qui m’auraient trouvé encore plus ridicule, devant le monde, ce monde que tu connais aussi bien que moi et qui ne pardonne pas, il m’a fallu persister dans le travestissement que j’avais pris pour me placer au niveau de ma femme, c’est-à-dire conserver mon caractère et mes habitudes de fermier. Depuis cinq ans, je joue cette comédie ; mais le rôle m’écrase, il me rend tantôt stupide, tantôt furieux. Mon caractère s’est aigri, celui de ma femme n’est pas devenu meilleur ; elle s’est créé un monde, une société à part. Dans ce monde, je suis forcément lourd, déplacé, triste, malheureux, prêt à chaque instant à revenir, fût-ce au prix de ma honte, à mon ancien genre de vie, pour montrer à ma femme que je puis encore lui donner des leçons d’élégance, de bon ton, ou bien à la renvoyer, comme je l’en ai menacée l’autre jour, à sa charrue, à sa ferme, à son troupeau. C’est mal, très-mal, je