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missaient, et leur voix ne sortait plus du gosier. L’un des deux, brisé par ces tortures, tomba dans les convulsions en roucoulant une polka !… Des larmes s’échappèrent de mes yeux. Je ne pus supporter plus longtemps cet odieux spectacle : je sortis. J’en ai honte et je m’en accuse ; mais voilà sur quoi j’ai pleuré à Waterloo !

Il se faisait tard, la nuit venait à grands pas. Je me hâtai de me rendre à Mont-Saint-Jean en traçant toutefois un long circuit dans les terres, afin de passer devant la ferme de la Belle-Alliance. De lourds nuages pesaient sur l’atmosphère, le temps tournait à l’orage ; je commençais à craindre que le 18 juin 1849 n’imitât un peu trop le 18 juin 1815. J’atteignis pourtant sans accident notable un monticule voisin de la ferme de la Belle-Alliance, et je m’arrêtai sur cette hauteur pendant quelques minutes, afin de me peindre l’immense mouvement de l’armée anglaise et de l’armée prussienne, au moment où elles vinrent l’une vers l’autre après la bataille, à cette heure fatale où nous venions de la perdre. Quelle sombre majesté dans ces deux armées qui avaient perdu plus de cinquante mille hommes pour opérer cette fusion si simple et si formidable, se rapprochant, marchant front contre front, mais mutilées, hachées, sanglantes, couvertes de boue, les tambours crevés, les bannières déchirées, grandes, plus grandes que jamais puisqu’elles avaient vaincu la grande armée !

Le soleil s’abîmait comme aujourd’hui dans des nuages orageux. Napoléon, courbé sur son cheval, s’abîmait aussi dans sa gloire.

Le duc de Wellington et Blücher tombèrent dans les bras l’un de l’autre au milieu d’une des salles de la ferme de la Belle-Alliance.

— À Mont-Saint-Jean ! à Mont-Saint-Jean ! criai-je à mon guide.