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et qu’elle les dévisagea ainsi tous tant qu’ils étaient ! Puis elle fut forcée de s’éloigner pour éviter l’eau et le sang qui gagnaient ses genoux. Pour lors, elle entra dans cette pièce, qui n’était pas une cuisine comme aujourd’hui, et elle s’appuya contre cette cheminée. Elle était bien pâle. Les blessés criaient beaucoup, puis ils criaient moins, puis ils ne criaient plus du tout. On recommençait à entendre la pluie, qui se confondait avec la mitraille. Deux heures après, ces satanés rouges revinrent en disant que non, que tout n’était pas perdu. Ils repassèrent par Mont-Saint-Jean, devant cette maison, en marchant sur leurs morts avec leurs canons et leurs chevaux. La femme s’approcha encore de la croisée, mais encore bien plus pâle, pour les voir passer ; et, quand ils furent passés, elle s’assit sur ce rebord et avança la tête comme pour voir si quelqu’un venait. Il ne venait que des bouffées de mitraille et un déluge d’eau. « Mademoiselle, je lui dis, vous allez vous faire tuer, si vous restez, là, savez-vous ? » Elle me dit : « No ! no ! no ! » Je finis par croire qu’elle attendait quelqu’un. À la nuit, le bruit cessa. Pour lors, un tout blond petit officier des rouges parut, entra, et ils s’embrassèrent pendant un quart d’heure. Le jeune homme, qui était bien content, lui parlait beaucoup, mais elle ne parlait pas, quoiqu’elle fût aussi bien contente, savez-vous ? Eh bien ! pendant les deux jours qu’ils restèrent à Mont-Saint-Jean, elle n’a jamais plus parlé. Les médecins du régiment des rouges, disaient, à ce que j’ai appris en enterrant les autres, ils disaient comme ça qu’elle avait eu trop d’émotion le jour de la bataille, qu’elle ne rattraperait sa voix que si elle avait un enfant, sais-tu ?

— Mais je connais cette histoire, interrompit l’Anglaise aux huit frères tués à Waterloo, c’est celle de lady Pool, qui avait suivi, par amour, son cousin, lieutenant dans le