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plaça entre l’armée française et l’armée ennemie, qui en firent un pont de feu par où ne passa qu’un seul voyageur du lever au coucher du soleil, la Mort !

Voici l’image et les expressions d’un vieil habitant du pays, introduit depuis quelques minutes dans notre salle et assis près de notre table. Je l’avais questionné sur la terrible journée du 18 juin qu’il n’avait que trop vue ; un éclat de mitraille l’avait éborgné à la lucarne d’une grange où il était monté pour contempler la mêlée.

— Monsieur, il y avait tant de ferraille dans l’air, savez-vous ? qu’une mouche aurait été infailliblement écrasée entre deux boulets, si elle eût osé traverser le village, sais-tu ? (Savez-vous, sais-tu, sont deux locutions parasites dont les Belges se servent à chaque instant dans la conversation.) Pour lors, comme il ne faisait pas bon dans la grange où je m’étais juché, continua mon vieux laboureur belge, je vins me réfugier ici, croyant trouver des amis. Ah ! oui, des amis… Bonsoir ! tous partis : les vieux et les jeunes, pour aller à Nivelles, à Frischermont, dans les champs, je ne sais où. Enfin, il n’y avait plus personne, savez-vous ? Ah ! si fait, reprit-il, il y avait ici une femme, une belle jeunesse, vêtue comme une dame, sais-tu ? Je me demande par quel trou d’aiguille elle était passée pour venir, Elle était là, elle resta là toute la journée, la tête baissée comme un poirier qui a reçu un coup de vent, et les bras en croix sur la poitrine. C’est bien extraordinaire, savez-vous ?

— Et que disait-elle ?

— Rien ; puis je ne sais pas l’anglais, et elle ne savait que l’anglais. De temps en temps, elle se levait roide comme un revenant et allait à la croisée pour voir si ça finissait. Ça ne finissait pas du tout, sais-tu ? Il pleuvait sans discontinuer ; il faisait noir et rouge : le noir, c’était le