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voilà ! la voilà ! cria mon conducteur avec une joie dont il doit, je suppose, renouveler l’expression à chaque voyage qu’il fait. Il semblait, comme moi, la découvrir pour la première fois, avec cette différence, toute à son avantage, qu’il voyait et que je ne voyais pas encore. Je fus obligé de faire arrêter les chevaux et de lui demander la plus grande netteté dans ses indications, car je n’apercevais rien à l’horizon. Enfin il mit tant de précision dans ses paroles et dans ses gestes, que je finis par distinguer, mais avec beaucoup de peine, la montagne factice, et le lion de métal quelle soulève dans les airs. Qu’on juge si nous en étions encore loin. Il est vrai que la brume du matin salissait l’atmosphère. Peu à peu mes yeux s’habituèrent à ce grand développement d’air dont j’étais privé depuis deux heures que nous voyagions dans la demi-obscurité de la forêt de Soigne, et alors je vis distinctement ce monument colossal élevé par nos ennemis à la mémoire de nos glorieux désastres. Je l’avoue, ma première impression fut si poignante, qu’il me fut impossible, dans l’état de faiblesse où une récente maladie m’avait laissé, de garder la position verticale que j’avais prise pour mieux voir. Mes jambes tremblèrent, mon cœur se crispa, je me sentis pâlir jusqu’aux lèvres : je tombai anéanti sur les coussins de la voiture. Que ceux qui croient que le patriotisme est un préjugé viennent affronter ce spectacle, et après je croirai à leur scepticisme.

— Il me semble, dis-je au moment où nous gagnions la route pavée, que la forêt est ici beaucoup moins large qu’elle ne devrait l’être ; l’aurait-on rognée ?

— Ah ! monsieur, considérablement rognée. Elle appartient, à plusieurs propriétaires, et chacun d’eux tire de son lot le meilleur parti possible. L’un coupe les hautes futaies et fait semer du colza, le colza est d’un bon rapport ; l’autre