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— Moi, répondit le Prussien avec une certaine inquiétude et en soulevant le paquet posé sur ses genoux, moi… Mais, s’interrompit-il aussitôt, je suis étonné, très-étonné de la prodigieuse ressemblance de ce qui vous est arrivé avec ce qui m’arrive… — Ah ! bah !… — Oui. — Parlez ! — Oh ! oui, mon étonnement… c’est bien étrange en effet… J’ai acheté ce matin le crâne d’un colonel français tué pareillement à Waterloo. — Vous aussi ? — Oui, moi aussi, balbutia le Prussien, et je comptais le faire monter en coupe et m’en servir, pour boire à la santé de Blücher à chaque anniversaire de notre victoire. — Et ce crâne est percé de trois trous ? demanda le Français. — Je ne sais pas au juste… mais il me semble… — Voyons, voyons, » dit vivement le Français. Et, devinant que l’objet que le Prussien avait sur ses genoux était le crâne dont il était question, il le prit, le dégagea du mouchoir qui l’enveloppait et l’examina. Le crâne avait pareillement trois trous faits par les balles, ou par autre chose. La confusion du Prussien fut grande, la gaieté du Français ne le fut pas moins. C’était la même tête, celle qu’on avait voulu lui faire acheter ; le même crâne, qui était français quand on le proposait à un Anglais ou à un Prussien, et qui devenait prussien ou anglais quand on l’offrait en vente à un Français. Ceci, vous en conviendrez, est bien plus fort, ajouta mon cocher, que de vendre de faux boutons aux aigles de l’Empire : faire le commerce des crânes de faux colonels tués à Waterloo !

Cependant, à force de discourir, nous laissions derrière nous de notables portions de la forêt, et le moment arriva où elle se dégarnit tout à coup comme par un effet de théâtre. Le soleil éclata par une brèche dans les arbres, un vent frais me frappa en plein au visage, et la campagne se déroula à notre droite. — Voilà la montagne du Lion, la