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ni écrire : il fallait qu’il devinât tout avec l’instinct de son ambition. Elle était prodigieuse, il est vrai ; Poliveau, instruit, né, élevé dans la classe bourgeoise, serait devenu un homme capable, un homme peut-être extraordinaire, ou un habile général ou un excellent ministre. Il tenait d’une nature généreuse les qualités rares et difficiles qui font presque toujours réussir ; le désir actif, inquiet, incessant, la connaissance innée, de l’humanité, la patience du martyr, la finesse oblique de la femme ; mais le hasard, cet impitoyable brouillon, lui avait attaché un tablier, autour des reins et mis un plumeau de valet de chambre à la main. Il n’eût pas été plus moqueur en faisant de Philippe II un tapissier, et du cardinal de Ximénès un tailleur.

Au lieu d’avoir à conquérir un trône sur la volonté d’un peuple, Poliveau avait à soumettre à sa domination le maître que le sort lui avait donné.

Par une faiblesse commune aux militaires, le colonel de Lostains avait voulu avoir pour valet de chambre un ancien soldat. Il fondait cette préférence sur certaines habitudes d’ordre, de discipline, de propreté, qui se rencontrent souvent chez ceux qui ont passé une partie de leur vie sous le joug de fer de l’armée. Le colonel avait raison au fond ; mais le choix répondait-il au principe ? Poliveau avait-il servi dans toute la rigueur du mot ? D’abord remplaçant, c’est-à-dire mercenaire et mauvais soldat, il avait déserté pour passer aux Antilles, où, faute de mieux, Poliveau s’était engagé dans un régiment colonial, sans devenir un meilleur sujet. Trois mois après un nouvel enrôlement, il désertait encore, mais, cette fois, pour se faire pirate à travers les îles du Vent. Pendant plusieurs années, il avait écumé les mers sous les feux d’un soleil meurtrier et la menace de la fièvre jaune. Ayant peu gagné d’argent à ce métier, il revint en Europe, où le hasard, son protecteur,