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bert et de la cacher dans la poche de son tablier. On sait au prix de quelle émotion elle en avait appris d’avance le contenu.

Pendant la nuit de fièvre et d’insomnie qu’elle venait de passer, nuit de feu, nuit navrante où la mauvaise action de son père l’avait tourmentée jusqu’à lui donner le délire, elle avait discuté avec elle-même tous les moyens de faire savoir à celui qu’elle aimait le danger auquel il s’exposait et l’exposait elle-même en lui écrivant. Il fallait lui dire ce danger sans éveiller en lui d’autres soupçons, sans éveiller ceux de son père, sans dire formellement à Engelbert : Vos lettres sont décachetées et lues. Car c’était pareillement dire à son père : Vous décachetez mes lettres, vous les lisez. Songer à faire, parvenir sa lettre par une autre voie que la poste était une folie, tenue étroitement comme elle l’était.

À quel moyen adroit, subtil, ingénieux recourir ? Manette n’en prit aucun, et ceci est le comble du génie dans la circonstance :

Elle se borna à déguiser un peu son écriture et à dire à son amant ce que la lettre qui va suivre devait forcément apprendre à M. et à madame Leveneur par une indiscrétion semblable à celle de la veille.

L’aventure du pauvre Janton, pour le dire en passant, ayant été connue de tout le village et des environs, le malheureux clerc tomba dangereusement malade ; mais on blâma généralement Leveneur, qui, de jour en jour, allait se faire moins aimer.

La journée se serait passée pour Manette, comme toutes les autres, à vendre du sucre, à peser du café, à timbrer en rouge ou en noir les lettres affranchies, à voler sans cesse de branche en branche sur l’arbre immense de l’épicerie, sans une circonstance qui réclame ici sa place.